jeudi 15 octobre 2015

Zapolska à Paris



Gabriela Zapolska a séjourné six ans à Paris. Pour bien approcher ce sujet, il est souhaitable de l’analyser, en ne perdant pas de vue les principales activités qu’elle a menées au cours de son existence.

Sa vie avait été bouleversée dès son jeune âge. À partir de 1882 (elle a 25 ans), deux écheveaux vont se compléter et s’entremêler : le théâtre et l’écriture. Ainsi, son ambition de venir à Paris, s’explique pour des raisons personnelles, d’écrivain et d’artiste.

Raisons personnelles : ne plus être cataloguée dans le rang des femmes abjectes, libertines, et insoumises. Dans son pays, elle avait voulu, selon ses propres mots ne pas donner deux pères à son enfant adultérin, et avait exposé la vérité à son mari, Sniezko-Blocki. Conséquence de cet aveu – la perte de sa dot, donc ses moyens de subsistance.

En tant qu’écrivain, ce séjour avait pour but d’échapper à ressentiment à son égard, visant à la discréditer, notamment sur le thème du naturalisme face au positivisme alors dominant. Elle va désormais subsister à ses besoins grâce à l’écriture.

Sa seconde passion est le métier d’actrice : elle avait débuté dans la Pologne partagée plusieurs années avant de venir en France. Elle la poursuivra activement après son retour en 1895, jusqu’en 1900. Lorsqu’elle vient à Paris, en 1889, Zapolska cherche à s’imposer en tant que grande actrice, à l’instar de celles qui ont réussi à y jouer, ou et de se faire remarquer sur des scènes étrangères. On pense à Helena Modrzejewska dans les pays anglophones.

Certaines comédiennes slaves sont venues à Paris pour tenter de se faire engager au théâtre et gagner une renommée. Des exemples ? Une actrice slave : Julia Feyghine, appelée la Polonaise-Ukrainienne, a été victime d’un malheureux et fulgurant début à la Comédie Française et d’un non moins malheureux amour pour le jeune fils de duc de Morny : elle se suicide en 1882 à Paris. En 1889, une autre comédienne polonaise, aimée du public varsovien, Maria Wisnowska, obtient une permission de Palicyn, Prezes du WTR, pour se rendre à Paris et tenter de jouer sur des scènes parisiennes. Malgré l’appui de Pailleron, écrivain et dramaturge français, elle ne réussit pas à franchir un obstacle majeur : perdre son accent. Découragée, elle doit retourner dans son pays. Il y a le cas de Wanda de Boncza (1872-1902), qui joue à l’Odéon et à la Comédie Française, de Boleslaw Plucinski, acteur connu en France sous le nom d’Armand Dutertre, qui joue à l’Odéon. On note aussi la présence de quelques femmes artistes russes, mais elles ne jouent que dans leur langue natale.

Gabriela Zapolska vient à Paris, avec un bagage d’une pratique théâtrale sur scène proche près de dix ans, qu’elle a acquise dans des troupes itinérantes. Telle l’héroïne de la pièce de Tchekhov dans La Mouette, elle apprend son métier sur le tas. Dans une lettre à Maria Szeliga, au sujet de son projet de venir et étudier l’art dramatique à Paris, elle compare son âge et sa volonté, à la réussite de la grande actrice Helena Modrzejewska. Sa volonté, sa rage et sa révolte face au monde sont doublées d’une force de revanche : elle se sent prête à affronter les difficultés. Elles ne manquent pas. D’abord sa connaissance de la langue française qui n’est pas suffisamment maîtrisée, ce qui l’empêche de transmettre l’émotion au public. Puis, sa situation matérielle. Enfin son état de santé défaillant.

Lorsqu’elle arrive à Paris en 1889, Zapolska se situe à mi-chemin de son parcours de sa vie. Elle a 32 ans.

Au cours de six années qu’elle y passe, avec des périodes de découragement et d’euphorie, Zapolska s’imprègne de l’atmosphère ambiante du Paris de l’époque et rend compte des bouillonnements et des métamorphoses de la société parisienne – artistique et littéraire.

Elle est journaliste pour le compte de Kurier Warszawski qui lui délivre une carte professionnelle de presse. Les articles que Zapolska envoie sont des témoignages, parfois colorés par ses propres émotions, à des journaux varsoviens : Kurier Warszawski et aussi Przeglad Tygodniowy.

Mais son ambition première est de devenir, selon ses propres termes : une comédienne célèbre, qui mettrait Paris à ses pieds. Très rapidement, elle se rend compte que ses efforts pour apprendre correctement le français pour la scène n’aboutissent pas. Sa ténacité et sa volonté de conquérir le public français, lui feront néanmoins goûter quelques moments de satisfaction. Aidée matériellement pas ses amis, elle poursuit son apprentissage de base, à l’égal des adeptes d’art dramatique français, chez Talbot, Sylvain, Vernon, qui dispensent les cours au Conservatoire National, à l’Institut Rudy, enfin avec Mary Samary

Malgré les difficultés, le manque d’assurance sur scène face à des actrices françaises, la découverte des mœurs dans des coulisses du théâtre parisien, malgré aussi le désir de revenir à Varsovie, tout au long de six ans, elle continue à vouloir jouer et rêve des applaudissements du public français.

Sa découverte d’un théâtre naturaliste chez André Antoine, lui donne enfin l’occasion de se faire reconnaître en tant qu’actrice. Son rôle dans « Simone » de Louis de Gramont, qu’elle joue au Théâtre Libre en 1892, lui attire la sympathie du public. De nombreux journaux relatent cet événement en soulignant son succès personnel, même si la pièce n’a été jouée que trois fois (les 27, 28 et 29 avril), contrairement aux habitudes au théâtre de nos jours. Elle est comblée. Ayant éprouvé le vertige de la réussite, elle juge que ce succès lui suffit et qu’elle est consacrée par le public parisien : voir sa lettre à Stefan Laurysiewicz (n° 189, du 27 avril 1892). Pour des raisons de santé, elle s’arrête de jouer pendant un an et se consacre seulement à l’écriture.

Ce point n’a pas été suffisamment évoqué : celui de sa santé.  Pour une actrice, c’est une carence de taille et son séjour à Paris est entravé par des épisodes de maladies qui l’empêchent d’accepter des propositions pour de nouveaux rôles au théâtre.

Néanmoins, à la demande d’Antoine, elle remonte sur scène. Elle jouera dans d’autres rôles au Théâtre Libre, naturaliste, ainsi qu’au Théâtre de L’Œuvre, symboliste. Dans la plupart des cas ce sont des rôles dit « de caractère » dans le répertoire d’Émile Fabvre, de Maeterlinck, d’Ibsen, d’Heijermans. Elle traduit aussi en polonais, pour le compte du Prezes de WTR, Karandjejev, des pièces du théâtre qui ont le plus de succès sur les scènes parisiennes.

Tout au long de son séjour en France, à Paris, en Bretagne et dans d’autres endroits, Zapolska capte et s’enrichit, apprend et s’imprègne des événements, de l’atmosphère de cette fin du XIXème siècle.

Par la suite, son évolution personnelle lui permet de se tourner vers les pauvres et les déshérités, d’enrichir les autres, de donner aux autres. De retour en Pologne, elle continuera de jouer pendant un petit nombre d’années. Ce qui semble nouveau vient de ce qu’elle apporte quelque chose dont elle se fait la promotrice. Et aussi que, du jeu sur scène, la priorité passe – avec davantage de succès – à l’écriture. Deux façons en quelque sorte de féconder l’avenir.

Une pionnière en faveur du renouveau du théâtre polonais


En 1902, elle crée une école dont le but est de préparer des acteurs pour un théâtre qu’elle veut fonder (1). A lire les nombreux articles et commentaires dans les journaux de l’époque, cette entreprise suscite un grand intérêt. Elle écrit : J’ai des élèves intelligents […] C’est le début du Théâtre Libre, auquel nous avons rêvé depuis des années. Ses méthodes de travail s’appuient sur son expérience parisienne – d’une part, à l’école de Talbot, de la Comédie-Française ; d’autre part, celle qui lui venait d’Antoine. Un an après, elle fonde La Scène Libre. Ces entreprises sont bien accueilles par le public mais pour des raisons de santé ainsi que financières, le projet s’arrête.
Le temps passe, la Pologne recouvre son indépendance. Zapolska n’a plus que quelques années à vivre. Jan Lorentowicz, qui fut l’un de ses proches et amis du temps de son séjour en France, et qui connaissait lui aussi les méthodes d’Antoine, est nommé directeur du théâtre Rozmaitości, à Varsovie. En collaboration avec d’autres personnalités du monde du théâtre, cela aboutit à la création de Reduta – lieu d’expériences théâtrales que l’on considère être à l’origine d’une renaissance de la mise en scène pour le théâtre polonais. Il est symptomatique que Lorentowicz engage quelques-uns des acteurs formés à l’école privée de Zapolska : Maria Dulęba et Jozef Węgrzyn, qui deviennent, à ses débuts, les piliers du théâtre Reduta.

À l'épreuve du temps

Déjà, en 1892, Zapolska s’exclame : Je suis persuadée que ceux qui écrivent vivent des siècles entiers dans la mémoire des hommes. Que reste-t-il des acteurs ? Une poignée de poussière dont on ne se souvient à peine ! Lorsque je pense à George Sand, il me semble qu’elle n’est pas morte […] Lorsque je pense à Rachel, je ne vois que des os. Puisqu’il nous est donné de mourir, mourons en beauté et, après la mort, soyons une belle légende.

Ses pièces de théâtre les mieux connues datent de la première décennie du XXème siècle (2). Ce qui me semble frappant est leur capacité à traverser le temps et d’avoir à chaque époque su attirer vers elles des metteurs en scène et des acteurs parmi les meilleurs. Dès leur création, elles ont été bien accueillies, jouées et rejouées. Elles ne sont pas de ces œuvres qui disparaissent rapidement. Ainsi, Moralnośc pani Dulskiej a été reprise une cinquantaine de fois de 1918 à 1945 – et souvent pour plusieurs dizaines de représentations (3). On trouvera d’excellentes raisons de circonstance pour en expliquer leur maintien au répertoire jusqu’à la Chute du Mur… Mais s’arrêter à ces raisons suffit-il ? Car depuis, de nouvelles reprises ou adaptations qui s’en inspirent n’ont pas fait défaut.

Femme de lettres, journaliste, épistolière ou actrice, dotée – unguibus et rostro : telle était sa devise – d’une remarquable résilience face à l’isolement et à l’adversité, Gabriela Zapolska a su, sur le moment et, comme je le pense, dans la durée, transcender le statut de minoritaire dont on aurait pu être tenté de l’affubler.

Trop tard ? Trop tôt ?

J’ai particulièrement apprécié que l’on ait choisi, pour l’exposition que le Musée de la Littérature de Varsovie lui a consacrée d’avril à juillet 2011, le titre Gabriela Zapolska – Zbuntowany talent / Un talent en  révolte. Elle avait incontestablement du talent. Elle s’est battue, seule, à de multiples reprises. Ne serait-ce pas aussi dû à sa position singulière ? Ne lui aurait-il pas été plus confortable de laisser son talent s’exprimer si un courant l’avait portée à son époque ?



Cette période du séjour parisien de Zapolska a été étudiée par des historiens du théâtre, notamment :
  • Zbigniew Raszewski, sous le titre Paryskimi sladami Zapolskiej, dans Pamietnik teatralny (1956, cahier 2/3, (18-19) pp.401-411, Warszawa.)
  • Jadwiga Czachowska, sous le titre Gabriela Zapolska, Monografia bio-bibliograficzna (Wydawnictwo literackie, Krakow, 1966, 606 pages)
  • Tadeusz Natanson qui, en 1970, a publié un livre au sujet de l’émigration artistique polonaise à Paris ; Z roza czerwona przez Paryz.

Sources des textes mentionnés de Zapolska :

Gabriela Zapolska, Publicystyka, t. 1 & 2, Jadwiga Czachowska, Ewa Korzeniewska (réd.), Wrocław, Ossolineum, 1958.
Listy Gabriel Zapolskiej, t. 1 & 2, Stefania Linowska (réd.), Varsovie, PIW, 1970.


Et encore...

Les Bretons aussi : invitée au Musée Départemental Breton de Quimper pour la clôture de l’exposition qu’il avait consacré en 2004 aux Peintres Polonais en Bretagne (1889-1939), je me suis trouvée face à un public extrêmement intéressé – et les quelques exemplaires de traduction de textes de Zapolska, qui avait séjourné plusieurs mois dans cette région, se sont arrachés comme par enchantement.



(1) En décembre 1897, déjà, à l’instigation de Ludwig Szczepański qui apprécie l’œuvre de Zapolska, un Teatr Wolny à la manière d’Antoine (un Théâtre Libre, formulation qui n’est pas neutre pour la Pologne de l’époque) a tenté de se constituer à Cracovie sous le patronage de Gabriela Zapolska et de Tadeusz Pawlikowski. Mais il n’y a pas eu de suites immédiates.
(2) Cette année même, l’Université de Katowice (dont Krystyna Kłosinska) a exhumé et fait imprimer des pièces tardives de Gabriela Zapolska, qui n’avaient jamais encore été publiées ; Nerwowa Awentura ; Pariasy ; Carewicz ; Asystent (Wydawnictwo Uniwersytetu Slaskiego, Katowice, 2012). Ces textes recèlent à mon sens de vraies pépites.
(3) Gabriela Zapolska – Monografia bio-bibliograficzna, Jadwiga Czachowska, Wydawnictwo Literackie, Cracovie, 1966.


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