dimanche 3 novembre 2013

Sarah Bernhardt au Cirque d’Hiver




Avec le temps, la légende d’un personnage s’impose aux générations suivantes. Sur le moment, le parcours est parfois semé d’embûches. En voici un exemple.

Alors qu’elle était encore en Pologne, Zapolska avait adapté pour la scène une des pièces de Sarah Bernhardt  – « L’Aveu ». Désormais à Paris, elle écrit pour des journaux varsoviens sur ce qui s’y passe.

Dans l’article ci-dessous, elle parle de Sarah. C’est pour y évoquer un incident mais c’est un des rares témoignages d’un œil étranger à son propos. Nous sommes en avril 1890. Le point de départ est d’informer ses lecteurs polonais de ce qui se joue dans des théâtres parisiens pendant La Semaine Sainte.

… Les églises rougeoient à cause des lumières qui brûlent autour des tombeaux parés de fleurs. Des femmes vêtues du noir sont recourbées sur leur prie-Dieu et elles prient. Venu de la chorale, le « Pro peccatis » de Rossini s’élève vers la voûte sombre, ou encore le gémissement du « Lacrimosa » de Mozart. A chaque fois qu’une des portes d’église, enveloppées du velours, s’ouvre, une bouffée  de l’air chaud du printemps s’y engouffre, ainsi qu’un peu du brouhaha de la rue – ce brouhaha si caractéristique de Paris. Les femmes qui priaient détournent la tête et, du dessous de leur voile orné d’une mouche, jettent un regard sur le rayon de lumière qui vient de se poser sur le sol. Ci et là, j’aperçois le profil aristocratique d’un homme appuyé contre une colonne, ou la silhouette svelte d’une femme qui émerge avec un bruissement de jupon en soie.

A Boulogne-sur-Seine, Monsieur Dardet, le maître de chapelle, a dirigé les « Sept paroles du Christ » de Deslandres. A l’église Saint-Séverin, le « Stabat Mater » de Mauger remplissait l’air. Et à L’Opéra-Comique, Pergolèse, Bach et Haendel ont enchanté l’assemblée par le faste de leur musique. Mesdames Simonnet, Nardi et Deschamps, toutes vêtues du blanc, ont chanté les « Trois Anges » de Mendelssohn. Et le « Stabat Mater » de Pergolèse, la plus belle des musiques terrestres, arrachait l’âme vers le pays de l’extase.

Au Conservatoire national, Paderewski a dirigé un concert consacré à Schumann. Au Châtelet, de belles interprètes de l’opérette et de merveilleuses ballerines, après avoir charmé les spectateurs dans leurs costumes couleur arc en ciel, ont cédé la place à Gounod qui, de sa baguette de chef d’orchestre, a fait entrer Madame Krauss, Mademoiselle B. Montaland, Pauline Viardot et d’autres. Tous les concerts, même ceux où se produisent des cancans, ont donné le « Concert spirituel », et jusqu'aux Folies Bergères qui sont restés fidèles à la tradition. Ce fut une véritable « semaine des mélodies ».

Magnificence qui a pourtant été perturbée par l’exécution de la « Passion » de Haraucourt, qui devait avoir lieu à l’Odéon avec la participation de Sarah Bernhardt. Monsieur Porel (acteur et directeur de l’Odéon) avait reculé en raison de la perspective d’un résultat incertain pour cette manifestation. Monsieur Lamoureux (chef d’orchestre à l’Opéra-Comique) a saisi au vol l’opportunité de présenter aux parisiens une chose nouvelle, qui agirait sur leurs sens. Lorsque  j’ai acheté le billet pour ce spectacle, j’ai eu l’intuition que ce serait « un four ».

Le Cirque d’Hiver où devait avoir lieu « La Passion » est une grande bâtisse, construite sans aucune considération pour ce qui est de l’acoustique.  Il était donc facile de prévoir que la voix de Sarah, qui déjà avait eu du mal à se faire entendre dans «Jeanne d’Arc » et qui avait été inaudible lorsque l’orchestre jouait dans la scène du couronnement, irait se perdre sous l’énorme voûte du Cirque.

La partie musicale du concert s’est déroulé correctement. Le Cirque était noir de monde. Lorsque Sarah est apparue, pour lire son rôle, trainant derrière elle les plis d’une robe blanche en laine, style Byzance, la foule s’est tue, se préparant à un festin spirituel. Sarah s’est assise, ayant à sa droite Monsieur Garnier et à sa gauche Monsieur Bremont (Pilate, Kifas, Judas). Derrière eux, la magnifique stature de Talazac, qui venait de recevoir une ovation de tout l’auditoire, après avoir chanté l’air de Méhul. Sarah commence enfin à lire.

Nous entendons le bruissement d’une mouche. On n’arrive pas à comprendre un seul mot. Garnier lui donne la réplique, le bruissement devient un peu plus fort, mais à peine. De la foule s’élève une clameur : « Plus fort ! » Sarah hausse les épaules et continue de bruire. Le public parisien est inflexible. Il veut être bien servi pour son argent. Commence un  vacarme indescriptible. – « La musique ! », crient les spectateurs en se penchant au-dessus des balustrades.

Sarah arrête d’émettre des sons et… commence à pleurer.  

Monsieur Haraucourt traverse alors l’arène en courant, comme une bombe, et tâche calmer le public qui s’en amuse. En vain ! Il agite les bras, son chapeau, mais le public ne veut pas de la « Passion », il ne veut pas de vers, il ne veut pas de Sarah… Il s’en tient à crier : « « La musique !».

Enfin les acteurs quittent l’estrade et Monsieur Lamoureux fait signe à l’orchestre de commencer à jouer « Parsifal ».

J’avoue que j’en avais assez de ce spectacle mais le public, se contentant de pouvoir entendre des percussions, s’est plongé dans l’écoute… de Wagner.


Traduction de Lisbeth Virol. Retouches par Arturo Nevill.