lundi 11 février 2013

Stella Maris





Il est des évènements qui peuvent vous travailler toute une vie – même si celle-ci a été bien remplie et avec talent. C’est ce que nous livre Gabriela Zapolska dans une courte pièce, publiée il y a exactement 100 ans (en 1913) puis jouée quelques mois plus tard à Varsovie, à Lodz et à Lviv (que l’on appelait alors Lwów, et qui se trouve actuellement en Ukraine).
Elle évoque – avec quel sens de l’écriture et de la dramatisation, fut-elle distanciée ! – la perte, plus de trente ans auparavant, de son enfant nouveau-né. Un remord lancinant, donc.
Mais ne s’agit-il que de cela ?

L’auteure

Les fidèles lecteurs de ce bloc-notes la connaissent bien. Gabriela Zapolska (1857-1921) est célèbre pour ses pièces de théâtres. Certaines ont été reprises sous tous les régimes par lesquels la Pologne est passée depuis un siècle, et sont toujours à l'affiche aujourd'hui dans son pays. Elle a également été romancière, chroniqueuse dans des journaux, et actrice : elle a joué pendant plus de 20 ans.

Elle a séjourné en France pendant six ans (1889-1895) et joué au Théâtre Libre d’Antoine et au Théâtre de L’Œuvre de Lugné-Poe. Compagne du nabi Paul Sérusier, elle a fréquenté le milieu des peintres de l’époque.

Les chroniques parisiennes, qu'elle a fait parvenir tout au long de son séjour à des journaux polonais, totalisent un millier de pages et sont un apport remarquable en raison de l’information qui y est rassemblée sur la vie artistique, culturelle et sociale de cette Fin-de-Siècle. C’est presque un journalisme d’investigation, servi par une curiosité toujours en alerte et une plume particulièrement vivante.

De retour en Pologne, Zapolska a cherché à y promouvoir la façon de jouer, la mise en scène et l’écriture qu'elle avait découvertes en France. Ses pièces les plus célèbres datent des premières années du XXe siècle.


STELLA MARIS (1913)

Sont ensuite venues d’autres pièces – moins connues mais où l’on retrouve bien la patte de Zapolska. Ces sont des œuvres dites tardives qui, bien qu'elles aient été présentées à plusieurs reprises peu après avoir été écrites, n’ont été exhumées et publiées que l’an dernier (2012) à l’initiative de l’Université de ląsk à Katowice.

Celle-ci a en effet fait paraître un ouvrage, de plus de 600 pages en deux tomes, sur des œuvres théâtrales de Gabriela Zapolska, qui n’avaient pas encore été publiées (Niedrukowane dramaty Gabrieli Zapolskiej). Il a été réalisé sous la responsabilité de Jan Jakóbczyk, avec la collaboration de Krystyna Kralkowska-Gątkowska, Krystyna Kłosińska, Magdalena Piekara et Jerzy Paszki. Il comprend une introduction sur les écrits de Zapolska pour le théâtre pendant les 10 dernières années de sa vie et – outre le texte des pièces enfin publiées – un commentaire sur chacune d’entre-elles ainsi que des indications sur les représentations qui en ont été faites.

Il rassemble ainsi quatre pièces, le plus souvent en trois actes : Nerwowa awantura, Pariasy, Carewicz, Asystent. Celle qui nous intéresse le plus ici, Pariasy, consiste en cinq esquisses scéniques.

L’une d’entre elle – Stella Maris qui tient en une petite quinzaine de pages – mérite que l’on s’y arrête un peu. A trente ans de distance, ce n’est rien d’autre que l’évocation d’un élément fort de la biographie de Zapolska. Peu après avoir eu vingt ans, elle s’était éloignée de son mari pour jouer dans des troupes itinérantes. De sa relation avec l’un des directeurs, elle avait eu une enfant qui était ensuite morte en bas-âge.

C’est ce qui est ici repris sous une forme dramatisée, Le plus surprenant est d’y retrouver, pratiquement mot pour mot, des phrases que Zapolska avait utilisées longtemps auparavant, en privé dans ses lettres, pour s’exprimer sur cet épisode douloureux. Trente ans plus tard, donc – on se doute que cela l’a travaillée. En prendre conscience éclaire une partie de son parcours personnel.

C’est cette courte esquisse scénique que j’ai traduite et adaptée en vue d’une lecture-spectacle, avec Arturo Nevill.

Alors que l’on rattache plutôt Zapolska au courant réaliste (on l’a même parfois, de façon forcée, dénommée la Zola polonaise), cette pièce semble aussi bien emprunter au courant symboliste. Elle est servie par le savoir-faire de Zapolska qui avait déjà largement fait ses preuves comme dramaturge – mais aussi parce que le thème de la perte de son enfant la rongeait depuis longtemps et n’avait pas encore trouvé à s’exprimer. On y trouve la cicatrice qui ne se referme pas – lorsqu'elle est face à des enfants qu'elle cherche à amadouer – la difficulté de l’aveu, la culpabilité…

C’est essentiellement un dialogue entre une femme (c’est elle qui est travaillée par le souvenir et le remord) et un homme (qui s’avère être un prêtre âgé, aux formules éventuellement stéréotypées, mais qui en a certainement beaucoup vu). Le narrateur nous y fait entrer avec des accents parfois plus proches du symbolisme que du réalisme dont on a fait une image de marque pour Zapolska.

Nous sommes au bord de la mer, dans cette Bretagne où elle a vécu plusieurs mois : une bande d’enfants apporte un contrepoint  animé, coloré, vif à la répartie  aux évocations de mort qui ne vont pas tarder à s’exprimer.
Si la perspective va vers un apaisement qui prendrait une dimension cosmique, voire religieuse – avec un final en forme d’ouverture, mais sans donner de leçon – on peut aussi déceler dans ce dialogue la confrontation de deux mondes irréconciliables : à quoi peuvent servir de bonnes paroles dans de telles situations ?
Dans la présentation que nous livre le narrateur, un mot, si brièvement avancé qu'on serait tenté de l’escamoter, ouvre encore une autre porte : Les personnages que nous voyons joués devant nous sont des défunts. Réalisme, symbolisme… romantisme ? Ne renouons-nous pas ici avec cette évocation des morts – telle que celle à laquelle on assiste au début des Aïeux de Mickiewicz – destinée notamment à racheter leurs âmes de ce qu'ils ont commis de leur vivant ?
La fréquentation des écrits de Zapolska laisse enfin poindre une autre dimension – explicite ailleurs, plus implicite ici : que laissons-nous à la postérité ? Pour elle, l’écriture permet, plus efficacement que d’autres moyens – la présence de l’acteur ou de l’actrice sur scène par exemple – de laisser une trace que les générations futures pourront de nouveau découvrir.
_____


C’est à la lecture-spectacle de cette courte pièce qu'ont été conviés récemment, fin janvier, les spectateurs du Théâtre du NORD > OUEST, près des Grands Boulevards à Paris. Il est envisagé de reprendre cette lecture fin mai, dans la Galerie de L’ENTREPÔT, dans le quartier de Montparnasse



EXTRAITS

Le bord de la mer. L’horizon tout entier est un enchantement de couleurs pastel, étalées, comme si l’ange de l’endroit avait laissé ses habits flotter dans le vent et les avait étendus sur ses ailes déployées.

C’est d’une merveille et d’une beauté sans limite, d’un calme qui apaise et qui inonde l’âme. On pourrait dire qu'il n’y a pas ici de gens méchants ou difformes. Qu'il n’y a ni mensonges ni larmes, que le crime n’existe pas – une fable.

La Dame
Qui veut des bonbons ? Qui en veut ?

Les enfants
On fait des châteaux de sable, on n’a pas de temps.

La Dame
        Prenez-les, je vous en supplie !

Les enfants
        Nous faisons des châteaux de sable.

La Dame
        Alors, et alors quoi ?

Les enfants
        Et toi, tu nous laisses tranquille !

La Dame
        Et toi, tu nous laisses tranquille. Oui, c’est ça.
 …   …   …

L’Homme
        Et vous n’avez jamais eu d’enfant ?

La Dame
        Non.

L’Homme
        L’enfant c’est le sel de la vie. C’est ce qui en fait le charme, l’agrément. Un moment vient où la jeunesse s’éloigne… On veut retrouver une jeunesse, avec cette fraîcheur de sensations et de sentiments. Mais c’est en vain… Tout comme ces vagues, le temps s’enfuit et ne revient pas. C’est alors de chez l’enfant que vient une force merveilleuse… et que, de nouveau, on redevient jeune, frais, épanoui. Ce serait la sensation la plus forte et la plus parfaite qui existe.

La Dame
        À ce que l’on dit… Vous aussi, vous n’avez pas d’enfants ?

L’Homme
        Non, Madame. Mes enfants c’est l’humanité toute entière.
  …   …   …

La Dame
        J’ai tué mon propre enfant.

L’Homme
        Malheureuse ! Dites-moi toute la vérité.

La Dame
        J’étais presque encore une enfant. J’avais soif de tout... avoir de l’aisance, une situation, l’amour… On me l’avait promis, j’y ai cru. J’ai été déçue. On m’a laissé tomber… J’ai erré comme un chien. J’ai accouché d’un enfant dans un fossé sur le bord de la route et… je l’ai tué… Je lui ai fracassé la tête avec une pierre !... Là, où il y maintenant des brillants, des rubis, il y avait du sang, couleur de rubis, celui de mon enfant…

On m’a arrêtée, jugée, puis libérée. J’ai maintenant tout ce que je voulais au début : l’aisance, une situation, l’amour. Mais je n’ai pas d’enfant. Et je n’en n’aurai jamais plus. Car même si je pouvais en avoir un, je ne pourrais pas supporter qu'il apprenne un jour que sa mère est une moins que rien et une criminelle.
  …   …   …

Le soleil s’est couché derrière l’horizon sombre – seule une étoile est apparue.