samedi 4 août 2012

Pavillon théâtral (Expo 1889)

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Les lecteurs de ce bloc-notes le savent amplement : lorsqu’elle arrive à Paris en 1889 comme correspondante de journaux varsoviens, Gabriela Zapolska trouve un sujet en or – l’Exposition Universelle de 1889 vient de s’ouvrir. Mais, actrice qui vient de passer une dizaine d’années sur les planches en Pologne, elle a une autre motivation au moins aussi importante : le théâtre – elle veut jouer sur scène en français à Paris et gagner ainsi une belle notoriété dans ce métier.
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Dès qu’elle apprend que l’Exposition Universelle abrite un pavillon théâtral, elle s’y dirige naturellement, attirée comme le loup vers la forêt, écrit-elle. Ce qui nous vaut un article particulièrement intéressant – et pas seulement pour les spécialistes du théâtre – qui a paru dans Kurier Warszawski, au mois d’octobre de la même année.
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Article intéressant dans la mesure déjà où il est difficile de trouver ailleurs un compte rendu sur ce pavillon : même un critique dramatique comme Jules Lemaître reconnaît, dans ses délicieux Billets du Matin (près de 200 pages) qui couvrent cette période, s’être rendu près d’une quarantaine de fois à l’Exposition Universelle et ne pas y avoir tout vu… Pas un mot notamment sur ledit pavillon. Or celui-ci, situé dans le Palais des Beaux-Arts, faisait novation et se révélait d’une richesse incomparablement autre que ce qui avait été exposé sur ce sujet lors de l’Exposition Universelle précédente, en 1878.
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Article intéressant, comme on s’en doute, du fait de sa curiosité que Zapolska nous fait partager, sur un sujet qui la fait vibrer. Intérêt démultiplié aussi par le talent avec lequel elle met en scène son parcours au sein du pavillon. Ce n’est pas pour rien qu’au cours des précédentes années elle a vécu du théâtre, en jouant bien sûr mais en commençant à écrire ses propres pièces aussi, ainsi que des transpositions en polonais qu’elle faisait de pièces étrangères – françaises principalement – pour la troupe qui l’avait accueillie.
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À certains endroits de cet article journalistique, on croit presque reconnaître des didascalies – ces commentaires par lesquels l’auteur d’une pièce de théâtre note quelques points qu’il lui semble important de souligner pour le metteur en scène (ici : pour le lecteur). Et Zapolska sait en même temps capter une situation concrète – la présence d’un groupe scolaire de jeunes anglaises qui perturbent l’attention des autres visiteurs – afin de créer une tension dramatique qui fournit un fil rouge tout au long de l’article… Au point qu’à un certain moment, elle se trouve obligée de parcourir cette exposition théâtrale à l’envers.
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Celle-ci a été rendue possible grâce, surtout, à des prêts de la Comédie-Française et de l’Opéra. Elle couvre l’ensemble du domaine : affiches, maquettes, bustes et portraits d’acteurs des 18e et 19e siècles, marionnettes, bijoux et costumes du théâtre et de l’Opéra, manuscrits d’auteurs, partitions de compositeurs, transcription des rôles mis sous les yeux des souffleurs…
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Extraits (traduction que j’ai adaptée en compagnie de M. Arturo Nevill) :
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Au centre même du Palais des Arts libéraux, il y a une rotonde et un petit pavillon attenant. Cette rotonde, une sorte de tente, est dotée d’un perron circulaire qui permet d’en faire le tour. Sur cette paroi, on a arrangé de petites maquettes de scène de façon panoramique, où sont disposés des décors utilisés à l’Opéra de Paris.
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En le parcourant, j’ai eu envie de noter comment s’appelaient certains décors, parmi les plus beaux, magnifiquement réalisés, quant à la perspective notamment. Mais un groupe de jeunes anglaises m’a poussée, comme un troupeau de jeunes poulains, en criant et en se bousculant sans faire attention. […] Ces petites miss avec leurs coiffes bleu-marine se retrouvaient en permanence dans mes jambes. […] En voyant leurs couvre-chefs bleu-marine, les Français se sauvent en criant : « Ohée ! Les Anglais ! » – et ils ont parfaitement raison.
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[…] Ce qui m’a d’abord saisie a été une figure en cire de grandeur nature d’un bel homme en habit de velours noir. C’était Mounet-Sully, la coqueluche des parisiens, l’étoile de la Comédie Française […] Le héros tragique est ici représenté dans le rôle d’Hamlet et sa représentation en pied est empruntée au célèbre Musée Grévin. Une foule de femmes se presse devant cette figurine en joignant les mains comme pour une prière. Il est beau… rien à dire. Mais plus beau encore est son talent, doublé d’intelligence, par lequel il charme et ravit les spectateurs.
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[…] Les coiffes bleu-marine se retrouvent de nouveau dans mes jambes. Bien malgré moi, je dois me soumettre à leur tyrannie et commencer par la fin […] pour terminer par le début de l’exposition – c’est-à-dire, par Molière.
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[…] Sur une étagère, une effigie de Talma avec cette légende : « Talma, dans le rôle de Marigny, 1805 ». Cette petite statuette en cire de Talma garde une extraordinaire ressemblance, quant aux traits de son visage, ici grimé de fards de scène. Sans doute utilisait-on alors de gros effets, car le visage de l’artiste donne l’impression  d’un masque de clown de cirque.
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[…] Un buste d’Halévy [celui qui a créé des opéras comme la Juive, la Dame de Pique…] et, au-dessus de lui, le tableau d’une répétition générale dans la salle Ventadour en 1847 [au début du 19e siècle, l’opéra à l’italienne se jouait dans plusieurs salles à Paris ; après l’incendie de la salle Favart en 1838, l’Opéra a commencé à donner des spectacles dans la salle Ventadour, puis à l’Odéon ; la salle Ventadour est celle d’un théâtre, non loin de l’Opéra Garnier – depuis reconvertie.] Nous voyons que la salle était remplie au moment des répétitions générales – selon moi, c’était nécessaire, dans la mesure où on voulait éviter de donner l’impression qu’il s’agissait… d’une répétition générale.
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[…] C’est sur Molière que se termine ce qui est exposé dans la rotonde. Il ne roule pas des yeux ni ne cherche à séduire [allusion à l’attitude d’une « coquette », décrite juste avant] – mais il pense… et, grâce à cette pensée, sa statue s’impose pour la postérité.
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Il me faut aussi mentionner la collection d’Édouard Pasteur.  Tous les acteurs de la Comédie-Française [de l’époque] y sont représentés – ce sont des portraits à l’aquarelle, très bien rendus [sont notamment mentionnés : Clarétie, Samary, Mounet-Sully, Sarah Bernhardt, Worms…] Au-dessous de cette lettre, on découvre, de plus, la tête énergique de Zola qui, bec et ongles, s’est octroyé cette place d’honneur.
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[…] Il y a encore les plans des principaux théâtres, une salle de l’époque impériale – simple et dépouillée, blanche du fait de ses colonnes – ainsi que l’intérieur de la Comédie-Française en 1790. Quelques pianos forte Pleyel de 1809…
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Zapolska conclut sur quelques réflexions qui lui sont personnelles :
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Il flotte comme le souvenir de cette délectation qu’apporte depuis toujours la fine fleur des artistes.
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Ils se sont tous rencontrés ici, aussi bien les créateurs que ceux qui le mettent en œuvre. Mais ce n’étaient pas de simples artisans, ce n’était pas pour le gain qu’ils se produisaient devant la foule des spectateurs pour, avec ces derniers, se laisser imprégner par harmonie du chant et celle de la parole. C’est pour cette raison que le charme dans lequel baigne cette partie de l’exposition est si puissant, car là se trouve la demeure du génie ! Celle d’un art authentique s’appuyant sur l’intelligence – et sur un sentiment vrai.
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Illustration (dans le sens des aiguilles d’une montre) : Sarah Bernhardt, Molière, Mounet-Sully, Talma.
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