vendredi 22 juin 2012

Métamorphoses de Zapolska

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Le CIRCE (Université Paris-Sorbonne) vient de publier Les minorités littéraires (et autres) en Pologne, ouvrage hors-série de sa collection Cultures d’Europe centrale, sous la direction dAgnieszka Grudzińska et de Kinga Callebat. J’ai eu l’heureuse surprise d’y trouver, sous la signature de Krystyna Kłosinska, un article intitulé : Zapolska à Paris.
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Les références de cet ouvrage et la façon de se le procurer se trouvent sur le site de CIRCE, auquel on accède grâce au lien suivant : http://www.circe.paris-sorbonne.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=270&Itemid=19
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Les lecteurs de ce bloc-notes se doutent bien que, formée au Conservatoire national de Théâtre de Varsovie (PWST), l’œuvre dramaturgique de Gabriela Zapolska est loin de m’être inconnue. Qui plus est, alors que je vivais depuis déjà plusieurs années à Paris et tandis que je cherchais à adapter cette formation à la langue et au contexte français, j’ai enfin pu tenir entre les mains ses chroniques journalistiques, puis sa correspondance, publiées en Pologne en 1958 et en 1970, respectivement.
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Ce fut pour moi comme une révélation. Non seulement Zapolska avait écrit des pièces de théâtre et des romans, mais elle avait été actrice pendant une vingtaine d’années, et joué dans plus de 200 pièces. Une de ses motivations premières à Paris avait été d’y monter sur les planches. Elle s’était battue avec les mots et la prononciation. Je comprenais ce que cela voulait dire. A plus d’un siècle de distance, l’enseignement que lui avaient prodigué des professeurs de la Comédie-Française ressemblait comme deux gouttes d’eau à celui qui m’était aujourd’hui proposé.
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Inutile de dire l’avidité avec laquelle j’ai avalé ces quelques mille pages rédigées au cours de son séjour en France… Au risque éventuel de m’identifier. Mais c’est là où la discipline d’un parcours universitaire a du bon – non pas s’identifier mais éveiller des résonances et de les faire partager : transformée en lectures-spectacles, la traduction de ses lettres et de ses articles, si personnels et vivants, s’est vue savourée par un public de Français amoureux de l’histoire de leur capitale – voire de Bretons sous le charme des descriptions qu’elle a faites de leur région et des coutumes d’alors.
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Métamorphose de Zapolska à Paris
Krystyna Kłosinska a mis le doigt sur l’importance de son séjour parisien pour Zapolska : une métamorphose commencée dans les pires conditions, préludant à un retour au pays de façon quasi triomphante.
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Elle nous montre aussi comment, à la lecture de ses chroniques journalistiques, des historiens de la littérature ont eu tendance à déceler la trame d’un roman d’apprentissage (Bildungsroman). En revanche, la correspondance de Zapolska laisse la place à un récit plus insolite, à base de balancements entre son pays, dont elle se sent exilée mais garde une poignante nostalgie, et des Parisiens parmi lesquels elle se trouve d’abord isolée puis adoptée – mais encore étrangère.
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Sa relation avec le peintre Paul Sérusier permet à une plus grande familiarité avec les gens et les lieux de se construire. Ce que l’auteure de l’article sur Zapolska formule ainsi : le sujet en crise a surmonté la crise ; le moi est en mesure de choisir les siens. C’est notamment ce qu’elle fera à son retour en Pologne, vis-à-vis de marginaux et d’exclus.
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Trop tard ? Trop tôt ?
J’avais particulièrement apprécié que l’on ait choisi, pour l’exposition que le Musée de la Littérature de Varsovie lui a consacrée d’avril à juillet 2011, le titre Gabriela Zapolska – Zbuntowany talent / Un talent en  révolte. Elle avait incontestablement du talent. Elle s’est battue à de multiples reprises. Ne serait-ce pas dû à sa position singulière au sein du monde littéraire polonais ? Comme il aurait été confortable de laisser son talent s’exprimer alors qu’un courant vous porte.
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A ses débuts, les Positivistes polonais tenaient encore le haut du pavé – c’est peu dire que les plus conservateurs d'entre-eux n’ont pas épargné Zapolska. Elle a été cataloguée comme naturaliste – un Zola polonais – ce qui n’était alors en rien un compliment. Elle est arrivée avant qu’un nouveau courant, la Jeune Pologne, ne prenne un véritable essor. Même si elle semble en partie l’annoncer, elle n’en bénéficiera pas véritablement. En position minoritaire – pour reprendre le thème de la publication dont j’ai signalé la toute récente sortie. Le fait est que, longtemps, elle est restée isolée par rapport aux mouvements littéraires de son époque.
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J’aimerais prolonger la réflexion de Krystyna Kłosinska sur cette métamorphose que ses années parisiennes ont initiée chez Zapolska, et en élargir l’horizon temporel.
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Elle veut initialement prendre une revanche et se réaliser – surtout en tant qu’actrice : elle veut mettre Paris à ses pieds. De retour en Pologne, elle continuera de jouer pendant un petit nombre d’années. Ce qui semble nouveau vient de ce qu’elle revient avec quelque chose dont elle se fait la promotrice. Et aussi que, du jeu sur scène, la priorité passe – avec davantage de succès – à l’écriture. Deux façons en quelque sorte de féconder l’avenir.
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Une pionnière du renouveau du théâtre polonais
En 1902, elle crée une école dont le but est de préparer des acteurs pour un théâtre qu’elle veut fonder. A lire les nombreux articles et commentaires dans les journaux de l’époque, cette entreprise suscite un grand intérêt. Elle écrit : J’ai des élèves intelligents […] C’est le début du Théâtre Libre, auquel nous avons rêvé depuis des années. Ses méthodes de travail s’appuient sur son expérience parisienne – d’une part, à l’école de Talbot, de la Comédie-Française ; d’autre part, celle qui lui venait d’Antoine. Un an après, elle fonde La Scène Libre. Ces entreprises sont bien accueilles par le public mais pour des raisons de santé ainsi que financières, le projet s’arrête.
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Le temps passe, la Pologne recouvre son indépendance. Zapolska n’a plus que quelques années à vivre. Jan Lorentowicz, qui fut l’un de ses proches et amis du temps de son séjour en France, et qui connaissait lui aussi les méthodes d’Antoine, est nommé directeur du théâtre Rozmaitości, à Varsovie. En collaboration avec d’autres personnalités du monde du théâtre, cela aboutit à la création de Reduta – lieu d’expériences théâtrales que l’on considère être à l’origine d’une renaissance de la mise en scène pour le théâtre polonais. Il est symptomatique que Lorentowicz engage quelques-uns des acteurs formés à l’école privée de Zapolska : Maria Dulęba et Jozef Węgrzyn, qui deviennent, à ses débuts, les piliers du théâtre Reduta.
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Métamorphose qui résiste à l’épreuve du temps
Déjà, en 1892, Zapolska s’exclame : Je suis persuadée que ceux qui écrivent vivent des siècles entiers dans la mémoire des hommes. Que reste-t-il des acteurs ? Une poignée de poussière dont on ne se souvient à peine ! Lorsque je pense à George Sand, il me semble qu’elle n’est pas morte […] Lorsque je pense à Rachel, je ne vois que des os. Puisqu’il nous est donné de mourir, mourons en beauté et, après la mort, soyons une belle légende.
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Ses pièces de théâtre les mieux connues datent de la première décennie du 20ème siècle. Ce qui me semble frappant est leur capacité à traverser le temps et d’avoir à chaque époque su attirer vers elles des metteurs en scène et des acteurs parmi les meilleurs. Dès leur création, elles ont été bien accueillies, jouées et rejouées. Elles ne sont pas de ces œuvres qui disparaissent rapidement. Ainsi, Moralnośc pani Dulskiej a été reprise une cinquantaine de fois de 1918 à 1945 – et souvent pour plusieurs dizaines de représentations. On trouvera d’excellentes raisons de circonstance – ne serait-ce qu’idéologiques – pour en expliquer le maintien au répertoire jusqu’à la Chute du Mur
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Mais ces raisons suffisent-elles ? Et depuis, de nouvelles reprises ou adaptations qui s’en inspirent n’ont pas fait défaut ces dernières années. Cette année même, l’Université de Katowice (dont Krystyna Kłosinska) a exhumé et fait imprimer des pièces tardives de Gabriela Zapolska, qui n’avaient jamais encore été publiées ; Nerwowa Awentura ; Pariasy ; Carewicz ; Asystent. Ces textes recèlent à mon sens de vrais bijoux.
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Femme de lettres, journaliste, épistolière ou actrice, elle était dotée d’une remarquable résilience face à l’isolement et à l’adversité – unguibus et rostro : autrement dit, bec et ongles, telle était sa devise. Gabriela Zapolska a su, de son vivant comme l’a souligné Krystyna Kłosinska, transcender le statut de personne à exclure dont on a initialement été tenté de l’affubler.
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Et, comme je le pense et viens de le montrer, son œuvre a aussi su transcender, dans la durée, les modes propres à chaque époque – cela malgré qu’il soit difficile de la rattacher à un courant majeur qui lui aurait apporté une caution littéraire ou culturelle. Bien que minoritaire en quelque sorte, puisqu’on ne sait pas clairement rattacher Gabriela Zapolska aux Positivistes, aux Symbolistes, à Młoda Polska… ni même en fin de compte, comme on a tenté de l’y cantonner de manière péjorative, aux Naturalistes.
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