mercredi 19 octobre 2011

Paillettes et réalités (3)


Dernière partie de mon exposé sur Paris Ville-Lumière, vu par Gabriela Zapolska - lumière qui n'exclut pas les zones d'ombre. En haut de l'illustration, le Quadrille exécuté à l'Élysée-Montmartre avec, notamment, la Goulue. En bas, des femmes affectées au triage du charbon.

Le Congrès des Femmes
Le Congrès International des Femmes se tient en 1892, dans la Mairie qui se trouve place Saint Sulpice à Paris. C’est Maria Szeliga-Loevy qui le préside. C’est pour… ceux qui seront là quand, moi, je ne serai même plus poussière dit-elle, tombant presque de fatigue sous le poids du travail qui résulte de la fonction qu’elle occupe. Gabriela Zapolska, qui la connaît bien, assiste au Congrès en tant que journaliste.

Au-delà de quelques péripéties qui ont émaillé ces journées, elle dévoile quelques-uns des sujets qui ont été abordés.

La prostitution :
Pas une femme n’a réagi par fausse pruderie, ni quitté la salle, lorsque le mot terrible de prostitution a été prononcé.

Le travail des femmes :
Et voici la cohorte des déshéritées, des affligées, de celles qui vont pratiquement les pieds nus […] Pour une chemisette qui est vendue six francs aux magasins du Louvre, on paye 25 centimes à la femme qui l’a cousue, pour son travail ! Il faut deux heures et demie à cette femme pour réaliser une seule pièce ! Ces chiffres se passent de commentaires.

La recherche en paternité :
Les hommes, qui prennent passionnément part à ce débat, ont envahi l’estrade. […] ils justifient leurs comportements de Don Juan qui ne sont pas sanctionnés, et leurs passades, d’un seul jour parfois. Après quoi il ne leur reste… qu’un souvenir ( ! ) – chose d’une poésie ineffable, alors qu’aux femmes il ne reste souvent que les larmes, le désespoir, la maladie, la misère et… l’enfant !

Et Zapolska de conclure ainsi son article : Comme nous le voyons, ce Congrès avait pour objectif d’améliorer effectivement le sort des femmes. Il va de soi que l’on n’y est pas totalement arrivé. Elle est consciente que : Le devenir de la libération des femmes est trop lié à l’évolution de l’humanité dans son ensemble. Mais les femmes représentent une force considérable.

Un océan de lumière : l’Exposition Universelle
Les visites répétées, faites dès son arrivée, à l’Exposition Universelle ont donné à Zapolska l’occasion de transmettre à ses lecteurs des impressions très vives, liées à l’omniprésence et à l’intensité de la lumière – notamment lorsqu’il s’agit de la Tour Eiffel, déjà évoquée :

Un océan de lumière, du feu, des gens, qui ne font qu’un seul bloc. […] C’est en vain que, sur l’Esplanade, des faisceaux lumineux s’entrecroisent, en vain que le Pavillon de l’Argentine, pareil à un palais enchanté, scintille de lumières pourpres, bleues ou vertes. En vain que, sur le Pavillon du Gaz, un génie fait jaillir un jet de feu de la paume de sa main ! En vain que la Galerie centrale baigne dans des écumes. En vain que la Galerie des machines, telle un serpent, allonge son corps flamboyant. Tous ces feux, toutes ces lueurs pâlissent à côté de la Tour. Avec leurs lampes accrochées par les cordes, les poutrelles étincellent, grimpent vers les hauteurs vertigineuses, qu’une étoile bleue couronne sur le fond de la voûte du ciel, attirant le regard de milliers de gens qui, jour après jour, lèvent la tête vers elle.

La rue du Caire et la Petite Valti
Le contraste que décrit Zapolska, entre la ville noire et la Ville-Lumière, est très marqué. Les scènes de la vie parisienne, oscillent entre la misère et le faste de cette Fin-de-Siècle. Alors qu’elle s’impose partout davantage dans la vie quotidienne et laisse croire que tout n’est que richesse, insouciance et légèreté, cette lumière sert de révélateur à la misère…

Dans la rue du Caire, au cœur de l’Exposition, on annonce la danse du ventre par de vraies almées dans tout leur apparat. Cela se passe sous une tente plutôt obscure. Zapolska est frappée par le manque de grâce de ces corps déformés.

En revanche, elle ne peut cacher son plaisir de s’être rendue à la Scala – un cabaret où se produit une jeune parisienne – Mademoiselle Valti – tant la réalité crue y est dépassée, sublimée :

En ce moment l’agréable silhouette de Mademoiselle Valti ondule sur la scène vivement éclairée et, sous le satin rose, son petit bedon continue de s’activer. Le chef d’orchestre qui l’accompagne discrètement d’une mélodie harmonieuse, est obligé de reprendre pour la 3ème fois le dernier couplet. La jolie fille cligne de l’œil gauche, se balance de nouveau sous les lumières, en jetant des étincelles de diamants, et recommence à chanter. […] Et le public qui avait réagi avec froideur et dégoût à la danse de Farida ou de Hanem, acclamait avec des cris d’enthousiasme celle de la Valti, sa chanteuse préférée. Il se peut que, sous les lumières électriques, il n’y ait que le satin, les plumes, l’artifice et cette grâce de femme civilisée pour captiver et soulever les foules.

A l’Élysée Montmartre
Avec la Scala, les projecteurs faisaient oublier une misère venue de loin. A l’Élysée Montmartre, lieu fréquenté par les habitants de Paris, le gaz et l’électricité ne donnent pas seulement en spectacle le Quadrille où se produisent la Goulue et ses comparses, mais tout autant la débauche et une misère morale beaucoup plus proches. Voici quelques extraits de la description qu’en fait Zapolska :

Autour des danseuses s’attroupe une foule compacte, calme et silencieuse. Aucune trace d’excitation sur ces visages qu’éclaire une lumière blanche. On y trouve des hommes coiffés d’un haut de forme, vêtus d’une redingote ou en manteau, et des femmes en vêtement sombre et souvent graisseux. Ce sont des bourgeoises apathiques et plates qui semblent sorties de derrière le comptoir d’un proche magasin ou de la salle à manger exiguë et sombre de leur modeste demeure.

Des étrangers, plutôt gênés et apparemment dégoûtés, se frayent le passage pour arriver au premier rang tout près de la Goulue, parmi lesquels deux Anglais coiffés de chapeaux excentriques. Quant à elle, elle tient à présent d’une main sa jambe levée et reste immobile, dans une attitude royale qui semble narguer, dans son impudeur, la masse des femmes mal vêtues, dont les jupes aux plis droits leur descendent jusqu’aux pieds.

Dans le même article, Zapolska oppose à ce spectacle osé et provoquant, celui d’une femme magrébine pauvre qui, dans la cour sous une tente, déploie la beauté de sa danse dans une attitude de soumission et de charme.

En héritage pour le retour en Pologne
Il ne s’agit pas ici de multiplier des extraits des chroniques parisiennes de Zapolska. Ce que je viens de vous présenter est souvent proche du monde du spectacle de cette époque. Il est d’autres articles qui plongent beaucoup plus directement dans la vie de tous les jours. Journaliste, femme de lettres, mais tout autant passionnée par son métier d’actrice, Zapolska nous a offert un étonnant kaléidoscope de descriptions, de moments directement vécus et de sensibilités.

En 1895, elle quitte Paris avec l’intention d’y revenir. Elle n’y reviendra pas. Elle approche de la quarantaine. Elle est riche de nombreuses expériences et rencontres. Elle écrira que ce séjour a été pour elle une sorte d’Université et a fait d’elle un être humain. Le retour de Zapolska en Pologne après six ans d’absence lui montre le décalage entre ce qu’elle a laissé en partant et ce dont elle s’est enrichie en France.


Références et traduction en français
Les articles qu’elle a envoyés aux journaux varsoviens, témoignent de la formidable connaissance qu’avait Zapolska de l’évolution dans le théâtre et dans la peinture de l’époque.

On peut les consulter en polonais dans le recueil Publicystyka, rassemblés par Jadwiga Czachowska et Ewa Korzeniewska. La traduction en français des principaux articles figure dans l’ouvrage tout juste édité par l’Université de Varsovie, sous la direction de Danuta Knysz-Tomaszewska, et dont le sujet principal est la traduction – la seule publiée en français à ce jour – de Moralność pani Dulskiej, par Paul Cazin.

vendredi 14 octobre 2011

Paillettes et réalités (2)


Voici les extraits de la seconde partie de mon exposé du 19 octobre au Centre parisien de P.A.N. A gauche de l'illustration, la facade du cabaret d'Aristide Bruant, boulevard Rochechouart. A droite, une vue de la Salpêtrière, depuis la Seine, à une époque où elle n'était pas masquée par la gare d'Austerlitz ni par le métro.

Ce que Zapolska avait vécu auparavant en Pologne
Zapolska s’y connaît pour aller investiguer dans des zones obscures, voire mettre le doigt où ça fait mal, sur ce dont, habituellement, on ne veut pas parler. En Pologne, certains l’avaient comparée à Émile Zola et traitée de naturaliste – avec l’intention de la déprécier, alors qu’elle n’en connaissait guère les théories ni les discussions que cela provoquait.

En fait, ce qu’elle avait elle-même vécu, douloureusement, s’était tragiquement répercuté sur sa santé d’abord, ainsi que sur sa situation matrimoniale et financière : décès de sa petite fille adultérine, un mari qu’elle a quitté, une attente de huit ans pour que son mariage soit invalidé. Sa famille cherche à l’éloigner de Varsovie Elle se décide de partir à Paris. Elle a 32 ans.

Cherchant à en surmonter les séquelles, à survivre en quelque sorte, Zapolska s’est engagée sur un chemin marqué par la ténacité, l’intelligence et le talent, pour perfectionner l’art dramatique.

Zapolska journaliste et correspondante épistolaire
Zapolska dramaturge, ce n’est pas un mystère. Zapolska comédienne, ça commence à se savoir. C’est surtout en tant que journaliste qu’elle nous apporte un témoignage original, aigu, vivant et passionnant sur le Paris de l’époque.

En Pologne, elle avait déjà écrit et publié de premiers romans, comme Malaszka, pour des journaux de Cracovie, de Lvov et de Varsovie (Gazeta Krakowska, Kurier Lwowski puis Przegląd Tygodniowy).

Ici, elle est la correspondante de Przegląd Tygodniowy et de Kurier Warszawski. Ses chroniques ont été rassemblées et publiées en 1960. Il en a été de même en 1970 pour une partie de sa correspondance, dont le côté moins public, plus intimiste, donne du relief à ce qu’elle exprime : pour la période qui va de 1889 à 1895, cet ensemble journalistique et épistolaire représente un millier de pages.

Ces cinq ou six ans sont pour Zapolska une occasion unique, d’élargissement de sa vision du monde, et d’enrichissement intellectuel et artistique. Paris lui offre une place privilégiée – d’être aux premières loges s’agissant notamment de discussions dans des milieux artistiques. D’autres occasions d’ouverture, émaillées de quelques prises de conscience, ont marqué ce séjour : elle les mettra à profit à son retour en Pologne.

En tant que journaliste, Zapolska est reçue dans des manifestations importantes qui se déroulent dans la capitale et fait partie des invités de la presse où elle partage la tribune à côté des hommes.

Celle qui commence à poser sur Paris son regard d’étrangère, d’artiste et de journaliste, vit à Montmartre, dans le milieu des artistes peintres, des comédiens et des hommes de théâtre. Sa situation financière et la nécessité d’adapter son métier de comédienne à une langue qui n’est pas la sienne, la mettent à dure école.

Zapolska cherche à transmettre à ses lecteurs l’atmosphère et l’ambiance de Paris. On y trouve aussi bien la description très naturaliste d’un événement, que des bouts de conversations dialoguées, ou des entretiens avec des personnes qui marquent le monde culturel et social parisien – avec la journaliste Séverine, par exemple, celle qui avait fondé avec son compagnon, Jules Vallès, Le Cri du Peuple.

Il faut souligner un aspect très intéressant qui caractérise ces correspondances, c’est sa participation directe à des scènes de la vie parisienne. Elle est témoin direct de ce qu’elle perçoit. Cela lui donne une valeur unique, même s’il lui arrive de colorer ses articles à partir de son point de vue personnel, pas toujours objectif, surtout au tout début de son séjour à Paris.

Multiplicité de regards sur Paris
1889. Zapolska arrive alors que s’ouvre l’Exposition Universelle. Débauche d’illuminations et de projecteurs – dispositifs tout nouveaux à base de gaz et d’électricité. Côté lumière, elle va être servie… et elle ne va pas se gêner pour faire part à ses lecteurs de l’impression que cela lui fait.

Paris vu d’en haut
Mais le clou de l’Exposition, c’est la Tour Eiffel. Gabriela Zapolska aura été une des premières à monter tout en haut… C’est de là que, toute fraîche arrivée, elle découvre la ville :

Quelle plume serait capable de transcrire sur une feuille de papier inerte cette splendeur qui s’étale sous mes pieds. Paris, ce Paris de Zola – une bête au corps blanc et aux cheveux verts, s’enlace comme un serpent autour des pieds de la Tour. Ce Paris qui règne sur le monde, qui s’étend sur des espaces sans limites, semble, avec son manteau toucher le ciel.

Elle est consciente que cette vue, d’en haut de la Tour Eiffel, offre pour la première fois à des milliers de gens de nouveaux horizons qui leur étaient jusqu’à présent fermés.

Zapolska veut tout connaître de Paris – en particulier, le Paris noir, le Paris de travail, avec ses cheminées d’usines. Elle n’hésite pas à fréquenter des endroits mal famés. Sa sensibilité voit la misère humaine, la condition des femmes, des ouvriers et des enfants.

Du haut de la Butte de Montmartre, voici ce qu’elle décrit :
Au premier plan à partir du bas de la Butte, on trouve une masse des maisons étroitement entremêlées […] Le plan suivant se perd dans une poussière couleur rouille qui s’élève, tel un poison qu’exhalerait le corps de la ville. […] Sur fond de murs blanc et jaune, on voit distinctement les ombres de silhouettes d’ouvriers – ombres qui s’agitent nerveusement, sous la fatigue du travail de toute une journée. Et, au dessus de tout cela, comme autant de phares émergeant de l’écume des vagues, surgissent tout à coup les tours noires de Notre-Dame, la scintillante flèche d’or des Invalides, l’ossature de la Tour Eiffel, Sainte Clotilde, le Panthéon, le Val de Grâce, Saint Sulpice et tant d’autres.

Bruant, un exploiteur de la misère ?
Un ami lui propose de se rendre au cabaret du Mirliton : Tout y est, dans les chansons de Bruant, se dit-elle alors qu’ils sont en chemin : Et la corruption et la décomposition qui touche les prolétaires qui grouillent dans les passages nauséabonds des banlieues. On y trouve aussi les pleurs des enfants adultérins abandonnés comme des chiots, le gémissement de la jeune fille abusée, la voix à peine audible d’une femme affamée, des lueurs de couteaux en action, l’attente déchirante d’une misérable derrière les barreaux, le claquement de dents d’un mendiant frigorifié.

Mais, une fois dans ce lieu où tous – le Tout-Paris intelligent, raffiné et élégant – vont écouter ses chansons et boire des bocks. […] Le Président de la République, sa femme, des ministres, des gens de haut rang, des princes authentiques […], elle s’indigne et elle s’insurge.

Bruant ouvre, les présente, et ramasse de l’argent… Une fois qu’il a fini, il fait une sorte de mendicité. Son serveur est venu avec une soucoupe parmi les invités pour ramasser des sous. C’est ainsi que Bruant a pu rassembler une petite cagnotte. Mais cela ne lui suffit pas : il en veut davantage encore. Il continue de plonger ses mains dans l’amas de haillons afin de faire de l’étalage de la misère humaine […] et exige qu’on lui verse de l’argent pour répondre à cette souffrance. […] Je n’avais pas de mots pour ce commerce de la misère des autres, pour cette revente au détail des larmes de souffrance de moribonds qui meurent de faim, pour cette cagnotte amassée avec des chansons qu’on dirait avoir été accouchées devant les vitres de la Morgue.

Montrant ce Paris noir, Paris de la misère, de la maladie et du crime, Zapolska attire l’attention de ses lecteurs, en les sensibilisant à la condition de certaines couches de la population. Elle-même se range du côté des opprimés et des faibles. Son activité littéraire s’apparente à un engagement social. Spontanément – sans être suffragette ou féministe comme on l’entend aujourd’hui, mais en mettant nettement en relief bien des traits qui sont encore d’actualité – elle s’intéresse prioritairement au sort des femmes. En voici deux exemples.

Le Bal des Folles à la Salpêtrière
A la Salpêtrière sont enfermées des milliers de femmes considérées comme folles. Certes, quelques progrès notoires y ont eu lieu : cela fait bientôt un siècle que, grâce à Pinel, la très grande majorité de celles-ci n’y sont plus enchaînées : dans l’amphithéâtre où le célèbre professeur Charcot donne ses leçons, un grand tableau remémore cette importante étape. Et Charcot lui-même cherche à moderniser ces lieux et les pratiques médicales. Chaque année, un bal est organisé pour les folles : un public relativement choisi y est invité – Zapolska en fait partie. Ce qu’elle en relate montre que tout n’est pas aussi rose.

Soudain parviennent les sons d’un orchestre. [C’est une musique qui] court sur les gazons fleuris et entre les branches chevelues et ébouriffées des saules. […] A gauche, il y a le bal des idiotes et des épileptiques – dit bal mineur. A droite le bal des folles et des maniaques – dit bal majeur – nous nous approchons. […] On entend le froufroutement de la soie des robes et des bruissements de mousseline. […] Des invités en frac et en cravate blanche poursuivent avec émerveillement les folles les plus jolies […] Elles sont accaparées par un désir permanent de plaire, d’attirer l’attention, même au prix de leur malheur.

[…] La plate-bande de lauriers-roses en fleurs, qui est disposée à l’entrée de l’autre grande salle semble inutile. […] L’orchestre joue ici plus bas, plus lentement ; le gaz n’y flambe plus aussi intensément ; les fleurs semblent avoir perdu leur parfum. […] Des centaines d’yeux au regard trouble, sans éclat, sans une étincelle d’intelligence. Leurs bouches sont tordues sans sourire, avec une bave sale qui dégouline sur les perles des costumes, sur les cols des robes.

[…] En face des bâtiments où se déroulent les bals s’étend une longue maison dont on peut apercevoir les petites fenêtres faiblement éclairées et munies de grilles. […] Je regarde à l’intérieur. Derrière les barreaux, sur le fond noir, il y a quelque chose qui remue et qui ressemble à un visage humain. […] Parvient un long gémissement […], la plainte de voix féminines entremêlées. […] Les voix de ces folles tapies dans les coins circulent d’une cellule à l’autre. […] On voudrait alors tomber à genoux devant ce tombeau qui renferme des âmes humaines, comme devant un autel dédié à une horreur inexplicable, sur lequel ces âmes brûleraient pour l’éternité.
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mercredi 12 octobre 2011

Paillettes et réalités (1)


Ce qui suit donne un aperçu de ce que je présente le 19 octobre au Centre Scientifique parisien de l'Académie des Sciences Polonaises (P.A.N.). Le titre général en est : La Ville-Lumière Paillettes et réalités. Cet exposé fait suite à celui de Madame Danuta Knysz-Tomaszewska, Professeur à l'Université de Varsovie, sur La Magie de la Bretagne. La grande aventure artistique de Gabriela Zapolska, femme de lettres en révolte et critique d'art en admiration. Cet aperçu comprendra trois parties.


Immersion dans la nature, immersion urbaine
Issue d’une famille de propriétaires terriens de Volhynie, Gabriela Zapolska était familière des ambiances provinciales et de ce qui fait le charme d’une vie rurale. C’est là où elle a passé une partie de son enfance, ses années de jeune comédienne itinérante l’y ont replongée à maintes reprises. Ayant eu l’occasion d’y vivre de longs mois, lors de son séjour en France, elle ne pouvait être insensible à la magie d’une Bretagne… où des peintres allaient désormais planter leur chevalet en pleine nature. C’est ce qu’évoque Madame Danuta Knysz-Tomaszewska, Professeur à l’Université de Varsovie, dans son exposé lors de notre conférence d’octobre 2011 au Centre parisien de l’Académie des Sciences Polonaises

Mais, tel un papillon de nuit, très vite aussi, la jeune Gabriela a été aspirée par la vie urbaine. Sa mère ne s’était-elle pas produite à l’Opéra de Varsovie ? Celle qui n’avait pas encore opté pour le pseudonyme de Zapolska n’a-t-elle pas été éduquée dans une institution de Lvov ? N’a-t-elle pas été envoyée à Varsovie où elle s’est rapidement mariée – pour son malheur – à un officier de la Garde du tsar ? Elle cherchera notamment à être reconnue sur la scène varsovienne. Ses déconvenues la pousseront à venir à Paris. A son retour en Pologne, elle s’établira successivement à Varsovie, à Cracovie et à Lvov.

Zapolska des villes, Zapolska des champs : parmi ses pièces les mieux connues, La Morale de Madame Dulska nous aspire dans une atmosphère typiquement urbaine, alors celle de Skiz est résolument plus champêtre.

Paris redevient Ville Lumière
Venons-en maintenant à Paris où Gabriela a séjourné pendant une bonne part des six ans qu’elle a passés en France. Nous sommes à la fin du 19ème siècle, en cette période culturellement si riche, bouillonnante d’idées et d’événements artistiques, qui ont ensemencé l’Europe.

Quelques décennies auparavant, sous le Second Empire, le baron Eugène Haussmann avait entrepris de transformer la capitale et d’en faire une ville moderne, avec de grandes avenues et des boulevards – assainie et aérée. Les anciens taudis avaient été détruits ; à leur place des immeubles en pierre de taille – dans le style dit haussmannien – avaient commencé à se multiplier.

Au même moment, la cité s’était agrandie jusqu’aux fortifications : les communes d’Auteuil, Passy, Montmartre, Belleville y avaient été intégrées. Ce sont les limites que nous connaissons désormais, d’un Paris comprenant vingt arrondissements. Dans les années 1890, s’y trouvaient plus de 2 millions d’habitants – plus qu’aujourd’hui. En revanche, bien qu’elle prenne alors un grand essor, la population de la banlieue, encore très maraîchère et champêtre, semble minuscule par comparaison avec celle de l’actuelle région parisienne.

Paris est une ville qui s’était embourgeoisée et dont, pour des raisons économiques, la population artisanale, ouvrière et domestique d’origine parisienne, avait commencé de migrer vers sa périphérie, opérant ainsi un clivage géographique et social qui n’existait pas auparavant, entre le cœur de la capitale et ses pourtours et enfin sa banlieue.

Lorsque Zapolska arrive à Paris, la France, et une bonne partie de l’Europe, commencent tout juste à se dégager d’une longue crise économique dont il reste de lourdes traces. Le développement industriel reprend avec vigueur et se confirmera… jusqu’à la Première Guerre mondiale. L’Exposition Universelle de 1889, qui va faire l’objet des premières chroniques parisiennes de notre héroïne pour des journaux de Varsovie, en est un signe annonciateur.

En revanche, Paris n’a pas attendu la reprise économique pour être le lieu d’un bouillonnement culturel intense. Son urbanisme novateur et la transformation de son tissu social y ont leur part. Le progrès technique aussi. Le chemin de fer, désormais entré dans les mœurs, favorise migrations et brassages.

La photographie remet en question une vision du monde qui nous entoure, dont l’artiste classique avait jusqu’alors un certain monopole. Le gaz, qui commence à être disponible à tous les étages pour accroître le confort des logements, se fraie aussi un chemin dans les lieux publics – ce qui bouleverse une conception du spectacle jusqu’alors dépendante de l’éclairage à la bougie. Et l’électricité s’apprête à prendre le relais.

Bien que le qualificatif de Ville-Lumière donné à Paris remonte à bien avant dans le temps, c’est surtout à cette époque qu’il est particulièrement attaché. Car il déborde, et de loin, le seul éclairage des rues – d’autres grandes villes européennes sont aussi avancées sur ce plan. Il englobe en effet de toutes autres dimensions : culturelles, artistiques et sociales.

C’est notamment à ce titre que la capitale de la France attire de nombreux étrangers et des artistes qui tentent de la décrire et expérimentent de nouvelles manières d’en représenter les multiples aspects. Cela se conjugue à un foisonnement de styles : sur le plan pictural se succèdent les impressionnistes, les pointillistes, ainsi que des théoriciens de la palette, tel Sérusier – si cher à Zapolska – au sein du groupe des Nabis, et beaucoup d’autres. La littérature et les théâtres ne sont pas de reste, qui échangent et vibrent au rythme d’idées proches et des inventions nouvelles.

Sous la lumière : des paillettes, des zones obscures
C’est au regard que Gabriela Zapolska porte sur Paris – capitale du monde et Ville-Lumière – que nous allons nous intéresser. Mais il ne s’agit pas de n’importe quel regard. De toute évidence, cette lumière la frappe – au sens propre et au sens figuré. Elle a dix ans de métier de comédienne derrière elle. Venue à Paris pour se perfectionner dans l’art dramatique et si possible y percer, comment pourrait-elle être insensible aux effets de l’éclairage ?

En Pologne, elle avait écrit des nouvelles, elle avait adapté pour sa troupe quelques pièces françaises, elle s’était colletée, parfois vigoureusement avec le monde littéraire varsovien : autant d’expériences qui faisaient que, une fois arrivée en France, ces dimensions de la vie culturelle et sociale ne pouvait lui échapper.

Mais si lumière permet de mieux discerner ce qu’elle éclaire, elle peut aussi éblouir et accrocher le regard sur les paillettes. Et masquer ce qui reste dans l’ombre, d’une réalité plus sordide.