vendredi 25 mars 2011

Promenades parisiennes (3-F)


Cet article fait partie d’une série consacrée au séjour parisien de Gabriela Zapolska (1889-1895), rédigée à l’occasion d’une exposition consacrée à cette femme de lettres, journaliste et actrice (Musée de la Littérature, Varsovie, d’avril à juin 2011).

S’adressant à un public dont les références et les attentes diffèrent parfois, cette version en français (1-F, 2F…) ne reprend pas exactement ce que l’on trouve dans la version polonaise (1-PL, 2-PL…), publiée il y a quelques semaines. On remarquera par ailleurs que plusieurs extraits sont déjà disponibles sur ce bloc-notes, depuis mi-2009 (parfois même depuis fin-2008) : ils avaient servi d’introduction à une lecture-spectacle sur ce même sujet, début septembre 2009, à l’Entrepôt, à Paris.

Artykuł ten dotyczy pobytu Gabrieli Zapolskiej w Paryżu miedzy 1889 i 1895 rokiem i jest jednym serii, którą opublikuję w niniejszym blogu, w wersji polskiej (1-PL, 2-PL… w lutym) oraz francuskiej (1-F, 2-F…), pisany z myślą o wystawie poświęconej Zapolskiej pisarce, aktorce i dziennikarce (Muzeum Literatury, Warszawa, od kwietnia do czerwca 2011 r.).

Paris vu de la Butte Montmartre
Il me fallait voir la Basilique du Sacré-Cœur dont les travaux se poursuivent au sommet de la Butte Montmartre. Me voici donc au milieu des échafaudages. Je les contourne et je me trouve sur un plancher en bois qui avance dans le vide comme une grande plate-forme. Devant moi, une mer de cheminées, de toits, d’arcs de triomphe… Derrière moi, comme une fiancée soudainement figée dans une pierre, énorme, blanche et majestueuse, la basilique de Montmartre domine la ville.

En ce moment précis, s’étendent à mes pieds les terrasses de Montmartre, que délimitent des poteaux jaunes et gris, aux teintes dorées mais atténuées. Je suis presque seule devant ce vide que la ville géante occupe de tout son corps. Le soleil se couche lentement. Aux alentours, règne un silence pénétrant, mystique… tandis que, comme portés par une ondulation de l’air, des hurlements incompréhensibles provenant du ventre de Paris, là-bas au loin, viennent échouer, vague après vague, au pied du sanctuaire.

Au premier plan, en partant du bas de la Butte, se trouve une masse de maisons étroitement entremêlées, dont on ne distingue qu’à peine les contours flous et la marque qu’y font les taches de verdure des arbres. Le plan suivant se perd dans une poussière couleur rouille qui s’élève, tel un poison qu’exhalerait le corps de la ville. Et au-dessus de tout cela, comme autant de phares, qui émergent de l’écume des vagues, surgissent soudain les tours noires de Notre-Dame, la scintillante flèche d’or des Invalides, l’ossature de la Tour Eiffel, Sainte Clotilde, le Panthéon, le Val de Grâce, Saint Sulpice et tant d’autres.

Au pied de la Butte, flotte un drapeau aux couleurs vives, tout neuf, désinvolte. Tout près, une cheminée d’usine arbore fièrement une couronne dorée. Au dessus de ma tête, des cerfs-volants bringuebalent de droite à gauche, comme de monstrueux papillons qui se seraient échappés de leur prairie. L’un d’entre eux est tombé dans un enfoncement de la partie haute de la basilique. Il s’est tapit là dans une niche vide, tache vert clair sur le fond pâle de la pierre.

Aristide Bruant dans son cabaret
Un jour, un ami m’a demandé :
Voulez-vous rencontrer Aristide Bruant ?
Je voulais le rencontrer, ce célèbre Aristide Bruant qui chante la misère.
Mais est-ce bien lui qui va me chanter A Saint Lazare ?
Il va le chanter !
– Et Sur l’trottoir aussi ?
Il le chantera aussi.
Alors, on y va !

Comme un gémissement de vent d’automne dans les rues sombres et humides de Paris, par-dessus les lumières incertaines du gaz des réverbères, on entend de temps en temps une note terrible et prolongée. Un voyou qui traînaille se met à brailler un couplet tandis que – tel un chien blessé, par-dessus les arbres lugubres qui bordent les boulevards vides – retentit maintenant un deuxième braillement, une deuxième strophe :
C’est de la prison que je t’écris,
O Mon pauvre Hippolyte.

Vers le ciel noir qui vire vers des tons rougeâtres, un gémissement animal monte à son tour en tremblotant :
A Saint-Lazare !

Venant de l’asphalte boueux marqué par les pas mal assurés de chaussures mouillées et par le bruit des talons déformés, un autre gémissement animal se fait entendre en écho, venant comme du dessous d’un catafalque où on aurait mis un cadavre à moitié dévoré par des loups affamés :
A Saint-Lazare !...

Tout y est, dans les chansons de Bruant : et la corruption, et la décomposition qui touche les prolétaires qui grouillent dans les passages nauséabonds des banlieues. On y trouve aussi les pleurs des enfants adultérins abandonnés comme des chiots, le gémissement de la jeune fille abusée, la voix à peine audible d’une femme affamée, des lueurs de couteaux en action, l’attente déchirante d’une misérable derrière les barreaux, le claquement de dents d’un mendiant frigorifié.

En un mot – ce chant résume tout le malheur de ces innocents et de ces perpétuellement affamés, dont le seul futur est le cercueil. De ceux qui, de Montmartre jusqu’à la Glacière, telle une légion bien entrainée qui avance en ordre de bataille, sont toujours prêts à répondre à l’appel du crime, leurs nerfs dansant la sarabande, la crampe à l’estomac, le cerveau vide, fixant le chiffon rouge qui s’agite devant leur yeux saturés par l’absinthe.

A peine rentrée au cabaret, la foule des invités s’est levée et m’a entourée. Un hurlement effrayant a retenti :
Oh-la-la, c’te gueule, c’te binette, Oh-la-la, c’te gueule qu’elle a !...
Et tout à coup, comme sur commande, ils ont tous tordu leurs mains jointes vers le bas, en signe de commisération :
Oh ! Qu’elle est pâle !

La porte s’est soudain ouverte. Sur le seuil, un homme trapu, une écharpe rouge autour du cou, les yeux mi-clos, a commencé d’une voix éraillée :
C’est de la prison que je t’écris,
O mon pauvre Hippolyte

Après un moment, Bruant a entonné une autre chanson :
A Montparnasse !

Les serveurs distribuaient des bocks de bière en faisant du bruit avec des soucoupes. Les invités criaient, hurlaient, s’injuriaient. Il y avait sans cesse quelqu’un qui entrait en faisant claquer la porte. Le gaz vacillait avec des à-coups tandis que Bruant continuait de chanter les yeux mi-clos en faisant des pas de faible amplitude, en produisant des sons inhabituels, gutturaux, ou comme d’un nanti. J’avais du mal à reconnaître la chanson que j’avais entendu retentir dans le silence de la nuit – celle qui m’avait souvent tirée de mon sommeil, et dont l’écho, telle une berceuse, revenait à la charge, entêtée et maladive...

Et j’ai été étonnée de voir que, après le chant, il est venu avec une soucoupe pour ramasser des sous. Dans ce cabaret où, désormais, le Tout-Paris intelligent, raffiné et élégant vient écouter ses chansons, je n’avais pas de mot pour ce commerce de la misère des autres. Au moment de mon départ, il s’est incliné en disant :
Bonsoir, Madame !

La porte franchie, j’ai entendu encore ce chant rigollot :
Tous les clients sont des cochons, la fari don daine, la fari don-don

En rentrant, j’ai tendu malgré moi l’oreille pour savoir si, dans le lointain, me parviendrait la voix enrouée d’un miséreux affamé et frigorifié qui, chanterait des airs de Bruant. J’attendais, en écoutant, qu’un gémissement me parvienne des noirceurs de Rochechouart ou des hauteurs de Montmartre, ce gémissement animal qui vous prend aux tripes… Mais les miséreux se sont tus, ils se cachaient dans des recoins. Il n’y avait que le vent pour agiter des branches dénudées et pour étirer des ombres incertaines au travers des rayons jaunes des réverbères.

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