mardi 15 novembre 2011

La Magie de la Bretagne


La présentation typographique de Seine & Vistule conduit à privilégier les titres brefs. La Magie de la Bretagne ne reflète que partiellement la diversité et la profondeur de l’exposé de Madame le Professeur Danuta Knysz-Tomaszewska, lors de la conférence consacrée à Gabriela Zapolska, donnée au Centre Scientifique Parisien de l’Académie Polonaise des Sciences, le 19 octobre 2011.

En effet, après une introduction biographique, on y trouve :
,,, Une description de l’exposition Gabriela Zapolska. Le talent en révolte qui s’est tenue à Varsovie d’avril à juillet 2011.
,,, Un développement sur cette magie de la Bretagne qui a servi d’inspiration et de support à Zapolska pour une grande aventure artistique. Le titre général de l’exposé se lisait d’ailleurs : La Magie de la Bretagne. La grande aventure artistique de Gabriela Zapolska (1857-1921) femme de lettres en révolte et critique d’art en admiration.

Avec l’accord de Madame Danuta Knysz-Tomaszewska, nous en présentons ici quelques aperçus. Le lecteur pourra en avoir bientôt une vue plus complète puisqu’il est envisagé que l’ensemble de la conférence - à savoir cet exposé ainsi que celui fait par la rédactrice du bloc-notes Seine & Vistule, et dont on a pu lire des extraits dans les billets précédents – sera publié dans les prochains mois par l’Académie Polonaise des Sciences.

L’illustration de ce billet se compose d’une vue du Calvaire de Tronoën (Mela Muter en a fait un pastel vers 1906), d’une autre de la Forêt de Huelgoat – région qui a enchanté et qu’a décrite Zapolska – et de trois tableaux : Solitude, de Paul Sérusier (1891 – au Musée des Beaux-Arts de Rennes), Jeune pêcheur de Doëlan de Władysław Ślewiński (189è – à la Galerie d’Art de Lvov), et Pêcheuse de Władysław Wankie (1893 – au Musée National de Varsovie).
Les reproductions de ces œuvres proviennent des sites Internet Wikipedia / Wikimedia qui considèrent qu’elles sont désormais dans le domaine public.

Venons-en dès maintenant au texte ou, plus précisément, à une sélection de phrases et de paragraphes qui incitent à aller plus loin.

Nous lisons ainsi dans l’introduction biographique :

[…] Elle avait l’esprit de combat et a défendu les exclus toute sa vie ; elle dénonçait l'hypocrisie et luttait contre la critique venimeuse et agressive qui détruisait ses romans et ses pièces de théâtre. Il est important de constater que Gabriela Zapolska s'est avérée aussi révoltée et insoumise dans sa vie que dans son œuvre.

Il me semble que nous sommes confrontés à une personnalité encore difficile à saisir, très riche, très dynamique et très complexe. […] Il arrive souvent que dans son œuvre des brins d’or se mêlent à des banalités. […] Zapolska elle-même nous en donne des explications […] :

Je suis le courant - je ne veux pas avoir de manière à moi - je ne suis que le miroir. Je n'écris pas d'épopées historiques, mais une épopée des instants que je vois.

A l’issue de la conférence, on a pu entendre – paroles de conservateurs œuvrant dans de grandes bibliothèques ou de grands musées à Paris : J'ai eu l'impression d'avoir visité réellement l'exposition de Varsovie. Voici ce que l’on trouve en effet dans la partie qui lui est consacrée :

En passant d’une salle à l’autre, le spectateur était plongé dans l’univers de la Belle Époque […] Le public était invité à l’accompagner dans le Paris des années 1890 dont l’atmosphère était rendue par des toiles, des estampes et des affiches d’artistes tels que Pankiewicz, Podkowiński, Toulouse-Lautrec et Sérusier. Puis les [visiteurs] voyageaient avec l'actrice en Bretagne qu'ils pouvaient découvrir à travers les magnifiques tableaux de Paul Sérusier, ce peintre nabi qui était devenu le fiancé de Gabriela. Je crois que c’était la première fois que je voyais réunies dans une salle tant d'œuvres de cet artiste, célèbre élève de Gauguin. L'ambiance magique de la Bretagne émanait également des toiles de Władysław Ślewiński qui fut le premier peintre polonais à être séduit par cette région. […] Ainsi Zapolska qui a passé ses vacances à Roscoff et à Huelgoat en 1893, puis en 1894 à Chateauneuf-du-Faou, est venue presque à la même époque que Ślewiński, Gauguin, Bernard, Sérusier et tant d'autres peintres postimpressionnistes.

Pour tous ces artistes, la Bretagne est devenue source d'expérience existentielle et artistique. […] Il n'est pas étonnant que son expérience vécue en Bretagne ait eu pour Zapolska un caractère initiatique dans plusieurs domaines. La rencontre de Paul Sérusier a décidé de l'évolution des ses opinions sur la peinture moderne. […] Il lui a fait découvrir la beauté du paysage et les mystères de la vie des Bretons. Grâce à cette expérience, l'actrice polonaise s'est laissé attirer vers la peinture symboliste née dans ce pays où tout devenait symbolique et rituel. La présentation des nombreuses toiles de Paul Sérusier dans l'exposition consacrée à Zapolska souligne le rôle primordial qu'il a joué dans le dernier chapitre de sa vie parisienne. […]

L’exposition de Varsovie attirait également l'attention des spectateurs sur [sa] carrière théâtrale. […] Gabriela Zapolska femme de lettres pouvait également séduire les visiteurs par les premières éditions de ses romans et de ses pièces de théâtre présentées dans l’exposition ainsi que par les citations de ses lettres et de ses articles publiés dans la presse. […] Le titre de l’exposition Le talent en révolte saisit bien la ligne de vie de cette artiste indomptable, toujours prête à défendre ses opinions avec les griffes et le bec, comme elle aimait à le dire. Les portraits des beaux hommes qui l’ont accompagnée dans sa vie nous évoquent sa recherche désespérée d’un bonheur toujours insaisissable […] Individualiste, impulsive et impatiente, elle cherchait un accomplissement dans son travail de comédienne, dans l'écriture et dans l'amour – toujours prête au combat. […]

En rendant souvent parole à Gabriela elle-même, l'exposition […] a parfaitement réalisé l'objectif des organisateurs qui voulaient nous rapprocher de ce personnage hors du commun qui, exclu de sa caste sociale, menait son existence à sa guise, en toute liberté, grâce à un talent extraordinaire et à une ambition non moins extraordinaire. Au tournant moderniste, à une époque où plusieurs modes artistiques et tendances idéologiques se confrontent, Zapolska arrive à créer son propre théâtre qui critique et diagnostique, bouillonne de passions satiriques, ridiculise impitoyablement des soi-disant vertus morales bourgeoises.

[…] Nous avons encore beaucoup à découvrir et beaucoup à repenser pour comprendre cette artiste aux multiples facettes qui a travaillé toute sa vie avec acharnement. Il faudrait essayer de pénétrer la vie mouvementée de cette femme de lettres et comédienne qui cherchait avec une volonté de fer l'accomplissement artistique et émotionnel en transgressant les normes, en provoquant les bonnes gens par sa franchise et par le regard impitoyable qu’elle portait sur tous ceux qui préféraient le camouflage et le mensonge.

La visite de l’exposition de Varsovie nous y avait préparés : la majeure partie de l’exposé semble nous aspirer dans un autre monde : La magie de la Bretagne. Une grande aventure artistique.

Ses descriptions dynamiques et vivantes de ce coin de la France qui a attiré tant de peintres révèlent en elle un reporter capable de comprendre le monde exotique et fermé du peuple breton. Elle a su saisir ses traits caractéristiques et sentir la poésie des côtes sauvages tourmentées par les hautes vagues. Étrangère, elle s’est montrée sensible aux preuves de la foi catholique fervente des Bretons d'ailleurs fortement teintée de traditions païennes, ce dont elle était parfaitement consciente. Gabriela Zapolska appréciait l'art inné de ce peuple dont les artisans produisaient des objets d'une rare beauté. Elle découvrait leurs goûts raffinés dans les vêtements brodés d’or et dans la belle céramique de Quimper exposée sur des meubles en bois travaillés avec un grand raffinement.

[…] Elle a merveilleusement saisi la beauté des sculptures primitives des calvaires élevés près des églises, dans des enclos paroissiaux. Ces calvaires qui datent de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle sont aujourd'hui reconnus par les historiens d'art comme les trésors de la Bretagne. Peuplés de personnages innombrables, ils rappellent au croyant la mort et la résurrection du Christ et les épisodes de la vie de Marie. Zapolska offre au public polonais ignorant une description détaillée et suggestive d'un calvaire breton qui prouve une grande sensibilité de l'auteur:

De par toute la Bretagne, on trouve une multitude de ce que l'on appelle des "calvaires", avec leur croix énorme faite d'une seule pièce de granit. Ils sont très anciens et sculptés de manière rudimentaire et naïve. Malgré cela ils sont particulièrement beaux et témoignent d'une inspiration authentique. Alors que Madeleine, Jean ou la Mère de Dieu sont représentés d'une manière quasi caricaturale, leur expression peut prendre une dimension tragique.

Selon les cas, un dragon ou bien un monstre à tête humaine et à corps de lézard se tient aplati au pied de la croix. En revanche le Christ est toujours soutenu par des anges. (...) L'Essénien de Nazareth étend ses bras amaigris, comme s'il voulait attirer à lui ce charmant coin de France que parcours la rose ondulation des bruyères et où les gens entourent la mort d'un respect puissant et étrange à la fois.

[…] Elle a créé de véritables tableaux littéraires qui exaltent la beauté des paysages du pays. La lumière, l'heure, la saison, tout y est respecté, observé et noté.

Huelgoat... un paradis tapissé de roses, de clochettes couleur lilas, de bruyères roses, de fougères aux tons mordorés comme brulées par une braise que le ciel saphir aurait déversé.

C'est bientôt l'automne (...). On aperçoit le noir de grappes de mûres parmi les ronces. Des pins poussent au milieu de fleurs multicolores. Sur le fond de prairies vert clair des peupliers sombres - on dirait du velours - dressent leurs torses vers le ciel. Et, de-ci de-là, des silhouettes de chevaux aux jambes entravées apportent quelques tâches blanches.

Barbara Brus-Malinowska a très justement comparé certaines descriptions de Huelgoat et de Roscoff esquissées par Zapolska avec les toiles de peintres nabis et de peintres polonais venus en Bretagne dans des années 1890, comme Władysław Wankie ou après 1901 comme Mela Muter.

[…] L'influence que Paul Sérusier a exercée sur l'actrice était très enrichissante. […] C'est grâce à lui que les descriptions de Zapolska sont imprégnées d’un symbolisme latent, imposé par le sentiment de l'infini que provoque la mer immense et stimule la puissance de la nature.

[…] C'est grâce à Paul Sérusier qu'elle a pu rapidement reconnaître l'art de Gauguin, de Rançon, Vuillard et Van Gogh dont elle a parlé en 1894 dans un article De nouveaux courants dans l'art avec sensibilité et compétence, enthousiasmée par les valeurs spirituelles de leurs toiles. Et comme Gauguin en 1889 et Sérusier en 1893, elle était fascinée par le côté poétique des silhouettes silencieuses des paysans bretons, surtout des fillettes au regard absent qu'ils aimaient peindre et que Zapolska, elle, aimait évoquer dans ses textes. Sans doute aurait-elle pu répéter cette phrase de Gauguin :

Je cherche à mettre dans ces figures désolées le sauvage que j'y vois et que j'ai en moi. Ici, en Bretagne les paysans ont l'air du Moyen-âge et n'ont pas l'air de penser un instant que Paris existe et qu'on soit en 1889.

[…] C’est Paul Sérusier qui l'a guidée. Il n'est pas étonnant qu'elle lui ait réservé une place spéciale dans une lettre de Huelgoat décrivant sa contemplation du paysage breton:

[…] Il est de ceux qui croient en ce qu'ils font. L'état de son âme se traduit dans ses tableaux sous une forme symbolique dont l'expression nous enchante et nous en dit bien d'avantage qu’une multitude de commentaires ou que la tentative d'en faire une description littéraire. Sérusier est un Primitif, un Harmoniste - en apportant un complément à l'énergie qui émane de Puvis de Chavannes, il compose des chefs-d’œuvre de ses tableaux bretons, si simples, si tristes et beaux, à l'image de l’âme de leur créateur.

mercredi 19 octobre 2011

Paillettes et réalités (3)


Dernière partie de mon exposé sur Paris Ville-Lumière, vu par Gabriela Zapolska - lumière qui n'exclut pas les zones d'ombre. En haut de l'illustration, le Quadrille exécuté à l'Élysée-Montmartre avec, notamment, la Goulue. En bas, des femmes affectées au triage du charbon.

Le Congrès des Femmes
Le Congrès International des Femmes se tient en 1892, dans la Mairie qui se trouve place Saint Sulpice à Paris. C’est Maria Szeliga-Loevy qui le préside. C’est pour… ceux qui seront là quand, moi, je ne serai même plus poussière dit-elle, tombant presque de fatigue sous le poids du travail qui résulte de la fonction qu’elle occupe. Gabriela Zapolska, qui la connaît bien, assiste au Congrès en tant que journaliste.

Au-delà de quelques péripéties qui ont émaillé ces journées, elle dévoile quelques-uns des sujets qui ont été abordés.

La prostitution :
Pas une femme n’a réagi par fausse pruderie, ni quitté la salle, lorsque le mot terrible de prostitution a été prononcé.

Le travail des femmes :
Et voici la cohorte des déshéritées, des affligées, de celles qui vont pratiquement les pieds nus […] Pour une chemisette qui est vendue six francs aux magasins du Louvre, on paye 25 centimes à la femme qui l’a cousue, pour son travail ! Il faut deux heures et demie à cette femme pour réaliser une seule pièce ! Ces chiffres se passent de commentaires.

La recherche en paternité :
Les hommes, qui prennent passionnément part à ce débat, ont envahi l’estrade. […] ils justifient leurs comportements de Don Juan qui ne sont pas sanctionnés, et leurs passades, d’un seul jour parfois. Après quoi il ne leur reste… qu’un souvenir ( ! ) – chose d’une poésie ineffable, alors qu’aux femmes il ne reste souvent que les larmes, le désespoir, la maladie, la misère et… l’enfant !

Et Zapolska de conclure ainsi son article : Comme nous le voyons, ce Congrès avait pour objectif d’améliorer effectivement le sort des femmes. Il va de soi que l’on n’y est pas totalement arrivé. Elle est consciente que : Le devenir de la libération des femmes est trop lié à l’évolution de l’humanité dans son ensemble. Mais les femmes représentent une force considérable.

Un océan de lumière : l’Exposition Universelle
Les visites répétées, faites dès son arrivée, à l’Exposition Universelle ont donné à Zapolska l’occasion de transmettre à ses lecteurs des impressions très vives, liées à l’omniprésence et à l’intensité de la lumière – notamment lorsqu’il s’agit de la Tour Eiffel, déjà évoquée :

Un océan de lumière, du feu, des gens, qui ne font qu’un seul bloc. […] C’est en vain que, sur l’Esplanade, des faisceaux lumineux s’entrecroisent, en vain que le Pavillon de l’Argentine, pareil à un palais enchanté, scintille de lumières pourpres, bleues ou vertes. En vain que, sur le Pavillon du Gaz, un génie fait jaillir un jet de feu de la paume de sa main ! En vain que la Galerie centrale baigne dans des écumes. En vain que la Galerie des machines, telle un serpent, allonge son corps flamboyant. Tous ces feux, toutes ces lueurs pâlissent à côté de la Tour. Avec leurs lampes accrochées par les cordes, les poutrelles étincellent, grimpent vers les hauteurs vertigineuses, qu’une étoile bleue couronne sur le fond de la voûte du ciel, attirant le regard de milliers de gens qui, jour après jour, lèvent la tête vers elle.

La rue du Caire et la Petite Valti
Le contraste que décrit Zapolska, entre la ville noire et la Ville-Lumière, est très marqué. Les scènes de la vie parisienne, oscillent entre la misère et le faste de cette Fin-de-Siècle. Alors qu’elle s’impose partout davantage dans la vie quotidienne et laisse croire que tout n’est que richesse, insouciance et légèreté, cette lumière sert de révélateur à la misère…

Dans la rue du Caire, au cœur de l’Exposition, on annonce la danse du ventre par de vraies almées dans tout leur apparat. Cela se passe sous une tente plutôt obscure. Zapolska est frappée par le manque de grâce de ces corps déformés.

En revanche, elle ne peut cacher son plaisir de s’être rendue à la Scala – un cabaret où se produit une jeune parisienne – Mademoiselle Valti – tant la réalité crue y est dépassée, sublimée :

En ce moment l’agréable silhouette de Mademoiselle Valti ondule sur la scène vivement éclairée et, sous le satin rose, son petit bedon continue de s’activer. Le chef d’orchestre qui l’accompagne discrètement d’une mélodie harmonieuse, est obligé de reprendre pour la 3ème fois le dernier couplet. La jolie fille cligne de l’œil gauche, se balance de nouveau sous les lumières, en jetant des étincelles de diamants, et recommence à chanter. […] Et le public qui avait réagi avec froideur et dégoût à la danse de Farida ou de Hanem, acclamait avec des cris d’enthousiasme celle de la Valti, sa chanteuse préférée. Il se peut que, sous les lumières électriques, il n’y ait que le satin, les plumes, l’artifice et cette grâce de femme civilisée pour captiver et soulever les foules.

A l’Élysée Montmartre
Avec la Scala, les projecteurs faisaient oublier une misère venue de loin. A l’Élysée Montmartre, lieu fréquenté par les habitants de Paris, le gaz et l’électricité ne donnent pas seulement en spectacle le Quadrille où se produisent la Goulue et ses comparses, mais tout autant la débauche et une misère morale beaucoup plus proches. Voici quelques extraits de la description qu’en fait Zapolska :

Autour des danseuses s’attroupe une foule compacte, calme et silencieuse. Aucune trace d’excitation sur ces visages qu’éclaire une lumière blanche. On y trouve des hommes coiffés d’un haut de forme, vêtus d’une redingote ou en manteau, et des femmes en vêtement sombre et souvent graisseux. Ce sont des bourgeoises apathiques et plates qui semblent sorties de derrière le comptoir d’un proche magasin ou de la salle à manger exiguë et sombre de leur modeste demeure.

Des étrangers, plutôt gênés et apparemment dégoûtés, se frayent le passage pour arriver au premier rang tout près de la Goulue, parmi lesquels deux Anglais coiffés de chapeaux excentriques. Quant à elle, elle tient à présent d’une main sa jambe levée et reste immobile, dans une attitude royale qui semble narguer, dans son impudeur, la masse des femmes mal vêtues, dont les jupes aux plis droits leur descendent jusqu’aux pieds.

Dans le même article, Zapolska oppose à ce spectacle osé et provoquant, celui d’une femme magrébine pauvre qui, dans la cour sous une tente, déploie la beauté de sa danse dans une attitude de soumission et de charme.

En héritage pour le retour en Pologne
Il ne s’agit pas ici de multiplier des extraits des chroniques parisiennes de Zapolska. Ce que je viens de vous présenter est souvent proche du monde du spectacle de cette époque. Il est d’autres articles qui plongent beaucoup plus directement dans la vie de tous les jours. Journaliste, femme de lettres, mais tout autant passionnée par son métier d’actrice, Zapolska nous a offert un étonnant kaléidoscope de descriptions, de moments directement vécus et de sensibilités.

En 1895, elle quitte Paris avec l’intention d’y revenir. Elle n’y reviendra pas. Elle approche de la quarantaine. Elle est riche de nombreuses expériences et rencontres. Elle écrira que ce séjour a été pour elle une sorte d’Université et a fait d’elle un être humain. Le retour de Zapolska en Pologne après six ans d’absence lui montre le décalage entre ce qu’elle a laissé en partant et ce dont elle s’est enrichie en France.


Références et traduction en français
Les articles qu’elle a envoyés aux journaux varsoviens, témoignent de la formidable connaissance qu’avait Zapolska de l’évolution dans le théâtre et dans la peinture de l’époque.

On peut les consulter en polonais dans le recueil Publicystyka, rassemblés par Jadwiga Czachowska et Ewa Korzeniewska. La traduction en français des principaux articles figure dans l’ouvrage tout juste édité par l’Université de Varsovie, sous la direction de Danuta Knysz-Tomaszewska, et dont le sujet principal est la traduction – la seule publiée en français à ce jour – de Moralność pani Dulskiej, par Paul Cazin.

vendredi 14 octobre 2011

Paillettes et réalités (2)


Voici les extraits de la seconde partie de mon exposé du 19 octobre au Centre parisien de P.A.N. A gauche de l'illustration, la facade du cabaret d'Aristide Bruant, boulevard Rochechouart. A droite, une vue de la Salpêtrière, depuis la Seine, à une époque où elle n'était pas masquée par la gare d'Austerlitz ni par le métro.

Ce que Zapolska avait vécu auparavant en Pologne
Zapolska s’y connaît pour aller investiguer dans des zones obscures, voire mettre le doigt où ça fait mal, sur ce dont, habituellement, on ne veut pas parler. En Pologne, certains l’avaient comparée à Émile Zola et traitée de naturaliste – avec l’intention de la déprécier, alors qu’elle n’en connaissait guère les théories ni les discussions que cela provoquait.

En fait, ce qu’elle avait elle-même vécu, douloureusement, s’était tragiquement répercuté sur sa santé d’abord, ainsi que sur sa situation matrimoniale et financière : décès de sa petite fille adultérine, un mari qu’elle a quitté, une attente de huit ans pour que son mariage soit invalidé. Sa famille cherche à l’éloigner de Varsovie Elle se décide de partir à Paris. Elle a 32 ans.

Cherchant à en surmonter les séquelles, à survivre en quelque sorte, Zapolska s’est engagée sur un chemin marqué par la ténacité, l’intelligence et le talent, pour perfectionner l’art dramatique.

Zapolska journaliste et correspondante épistolaire
Zapolska dramaturge, ce n’est pas un mystère. Zapolska comédienne, ça commence à se savoir. C’est surtout en tant que journaliste qu’elle nous apporte un témoignage original, aigu, vivant et passionnant sur le Paris de l’époque.

En Pologne, elle avait déjà écrit et publié de premiers romans, comme Malaszka, pour des journaux de Cracovie, de Lvov et de Varsovie (Gazeta Krakowska, Kurier Lwowski puis Przegląd Tygodniowy).

Ici, elle est la correspondante de Przegląd Tygodniowy et de Kurier Warszawski. Ses chroniques ont été rassemblées et publiées en 1960. Il en a été de même en 1970 pour une partie de sa correspondance, dont le côté moins public, plus intimiste, donne du relief à ce qu’elle exprime : pour la période qui va de 1889 à 1895, cet ensemble journalistique et épistolaire représente un millier de pages.

Ces cinq ou six ans sont pour Zapolska une occasion unique, d’élargissement de sa vision du monde, et d’enrichissement intellectuel et artistique. Paris lui offre une place privilégiée – d’être aux premières loges s’agissant notamment de discussions dans des milieux artistiques. D’autres occasions d’ouverture, émaillées de quelques prises de conscience, ont marqué ce séjour : elle les mettra à profit à son retour en Pologne.

En tant que journaliste, Zapolska est reçue dans des manifestations importantes qui se déroulent dans la capitale et fait partie des invités de la presse où elle partage la tribune à côté des hommes.

Celle qui commence à poser sur Paris son regard d’étrangère, d’artiste et de journaliste, vit à Montmartre, dans le milieu des artistes peintres, des comédiens et des hommes de théâtre. Sa situation financière et la nécessité d’adapter son métier de comédienne à une langue qui n’est pas la sienne, la mettent à dure école.

Zapolska cherche à transmettre à ses lecteurs l’atmosphère et l’ambiance de Paris. On y trouve aussi bien la description très naturaliste d’un événement, que des bouts de conversations dialoguées, ou des entretiens avec des personnes qui marquent le monde culturel et social parisien – avec la journaliste Séverine, par exemple, celle qui avait fondé avec son compagnon, Jules Vallès, Le Cri du Peuple.

Il faut souligner un aspect très intéressant qui caractérise ces correspondances, c’est sa participation directe à des scènes de la vie parisienne. Elle est témoin direct de ce qu’elle perçoit. Cela lui donne une valeur unique, même s’il lui arrive de colorer ses articles à partir de son point de vue personnel, pas toujours objectif, surtout au tout début de son séjour à Paris.

Multiplicité de regards sur Paris
1889. Zapolska arrive alors que s’ouvre l’Exposition Universelle. Débauche d’illuminations et de projecteurs – dispositifs tout nouveaux à base de gaz et d’électricité. Côté lumière, elle va être servie… et elle ne va pas se gêner pour faire part à ses lecteurs de l’impression que cela lui fait.

Paris vu d’en haut
Mais le clou de l’Exposition, c’est la Tour Eiffel. Gabriela Zapolska aura été une des premières à monter tout en haut… C’est de là que, toute fraîche arrivée, elle découvre la ville :

Quelle plume serait capable de transcrire sur une feuille de papier inerte cette splendeur qui s’étale sous mes pieds. Paris, ce Paris de Zola – une bête au corps blanc et aux cheveux verts, s’enlace comme un serpent autour des pieds de la Tour. Ce Paris qui règne sur le monde, qui s’étend sur des espaces sans limites, semble, avec son manteau toucher le ciel.

Elle est consciente que cette vue, d’en haut de la Tour Eiffel, offre pour la première fois à des milliers de gens de nouveaux horizons qui leur étaient jusqu’à présent fermés.

Zapolska veut tout connaître de Paris – en particulier, le Paris noir, le Paris de travail, avec ses cheminées d’usines. Elle n’hésite pas à fréquenter des endroits mal famés. Sa sensibilité voit la misère humaine, la condition des femmes, des ouvriers et des enfants.

Du haut de la Butte de Montmartre, voici ce qu’elle décrit :
Au premier plan à partir du bas de la Butte, on trouve une masse des maisons étroitement entremêlées […] Le plan suivant se perd dans une poussière couleur rouille qui s’élève, tel un poison qu’exhalerait le corps de la ville. […] Sur fond de murs blanc et jaune, on voit distinctement les ombres de silhouettes d’ouvriers – ombres qui s’agitent nerveusement, sous la fatigue du travail de toute une journée. Et, au dessus de tout cela, comme autant de phares émergeant de l’écume des vagues, surgissent tout à coup les tours noires de Notre-Dame, la scintillante flèche d’or des Invalides, l’ossature de la Tour Eiffel, Sainte Clotilde, le Panthéon, le Val de Grâce, Saint Sulpice et tant d’autres.

Bruant, un exploiteur de la misère ?
Un ami lui propose de se rendre au cabaret du Mirliton : Tout y est, dans les chansons de Bruant, se dit-elle alors qu’ils sont en chemin : Et la corruption et la décomposition qui touche les prolétaires qui grouillent dans les passages nauséabonds des banlieues. On y trouve aussi les pleurs des enfants adultérins abandonnés comme des chiots, le gémissement de la jeune fille abusée, la voix à peine audible d’une femme affamée, des lueurs de couteaux en action, l’attente déchirante d’une misérable derrière les barreaux, le claquement de dents d’un mendiant frigorifié.

Mais, une fois dans ce lieu où tous – le Tout-Paris intelligent, raffiné et élégant – vont écouter ses chansons et boire des bocks. […] Le Président de la République, sa femme, des ministres, des gens de haut rang, des princes authentiques […], elle s’indigne et elle s’insurge.

Bruant ouvre, les présente, et ramasse de l’argent… Une fois qu’il a fini, il fait une sorte de mendicité. Son serveur est venu avec une soucoupe parmi les invités pour ramasser des sous. C’est ainsi que Bruant a pu rassembler une petite cagnotte. Mais cela ne lui suffit pas : il en veut davantage encore. Il continue de plonger ses mains dans l’amas de haillons afin de faire de l’étalage de la misère humaine […] et exige qu’on lui verse de l’argent pour répondre à cette souffrance. […] Je n’avais pas de mots pour ce commerce de la misère des autres, pour cette revente au détail des larmes de souffrance de moribonds qui meurent de faim, pour cette cagnotte amassée avec des chansons qu’on dirait avoir été accouchées devant les vitres de la Morgue.

Montrant ce Paris noir, Paris de la misère, de la maladie et du crime, Zapolska attire l’attention de ses lecteurs, en les sensibilisant à la condition de certaines couches de la population. Elle-même se range du côté des opprimés et des faibles. Son activité littéraire s’apparente à un engagement social. Spontanément – sans être suffragette ou féministe comme on l’entend aujourd’hui, mais en mettant nettement en relief bien des traits qui sont encore d’actualité – elle s’intéresse prioritairement au sort des femmes. En voici deux exemples.

Le Bal des Folles à la Salpêtrière
A la Salpêtrière sont enfermées des milliers de femmes considérées comme folles. Certes, quelques progrès notoires y ont eu lieu : cela fait bientôt un siècle que, grâce à Pinel, la très grande majorité de celles-ci n’y sont plus enchaînées : dans l’amphithéâtre où le célèbre professeur Charcot donne ses leçons, un grand tableau remémore cette importante étape. Et Charcot lui-même cherche à moderniser ces lieux et les pratiques médicales. Chaque année, un bal est organisé pour les folles : un public relativement choisi y est invité – Zapolska en fait partie. Ce qu’elle en relate montre que tout n’est pas aussi rose.

Soudain parviennent les sons d’un orchestre. [C’est une musique qui] court sur les gazons fleuris et entre les branches chevelues et ébouriffées des saules. […] A gauche, il y a le bal des idiotes et des épileptiques – dit bal mineur. A droite le bal des folles et des maniaques – dit bal majeur – nous nous approchons. […] On entend le froufroutement de la soie des robes et des bruissements de mousseline. […] Des invités en frac et en cravate blanche poursuivent avec émerveillement les folles les plus jolies […] Elles sont accaparées par un désir permanent de plaire, d’attirer l’attention, même au prix de leur malheur.

[…] La plate-bande de lauriers-roses en fleurs, qui est disposée à l’entrée de l’autre grande salle semble inutile. […] L’orchestre joue ici plus bas, plus lentement ; le gaz n’y flambe plus aussi intensément ; les fleurs semblent avoir perdu leur parfum. […] Des centaines d’yeux au regard trouble, sans éclat, sans une étincelle d’intelligence. Leurs bouches sont tordues sans sourire, avec une bave sale qui dégouline sur les perles des costumes, sur les cols des robes.

[…] En face des bâtiments où se déroulent les bals s’étend une longue maison dont on peut apercevoir les petites fenêtres faiblement éclairées et munies de grilles. […] Je regarde à l’intérieur. Derrière les barreaux, sur le fond noir, il y a quelque chose qui remue et qui ressemble à un visage humain. […] Parvient un long gémissement […], la plainte de voix féminines entremêlées. […] Les voix de ces folles tapies dans les coins circulent d’une cellule à l’autre. […] On voudrait alors tomber à genoux devant ce tombeau qui renferme des âmes humaines, comme devant un autel dédié à une horreur inexplicable, sur lequel ces âmes brûleraient pour l’éternité.
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mercredi 12 octobre 2011

Paillettes et réalités (1)


Ce qui suit donne un aperçu de ce que je présente le 19 octobre au Centre Scientifique parisien de l'Académie des Sciences Polonaises (P.A.N.). Le titre général en est : La Ville-Lumière Paillettes et réalités. Cet exposé fait suite à celui de Madame Danuta Knysz-Tomaszewska, Professeur à l'Université de Varsovie, sur La Magie de la Bretagne. La grande aventure artistique de Gabriela Zapolska, femme de lettres en révolte et critique d'art en admiration. Cet aperçu comprendra trois parties.


Immersion dans la nature, immersion urbaine
Issue d’une famille de propriétaires terriens de Volhynie, Gabriela Zapolska était familière des ambiances provinciales et de ce qui fait le charme d’une vie rurale. C’est là où elle a passé une partie de son enfance, ses années de jeune comédienne itinérante l’y ont replongée à maintes reprises. Ayant eu l’occasion d’y vivre de longs mois, lors de son séjour en France, elle ne pouvait être insensible à la magie d’une Bretagne… où des peintres allaient désormais planter leur chevalet en pleine nature. C’est ce qu’évoque Madame Danuta Knysz-Tomaszewska, Professeur à l’Université de Varsovie, dans son exposé lors de notre conférence d’octobre 2011 au Centre parisien de l’Académie des Sciences Polonaises

Mais, tel un papillon de nuit, très vite aussi, la jeune Gabriela a été aspirée par la vie urbaine. Sa mère ne s’était-elle pas produite à l’Opéra de Varsovie ? Celle qui n’avait pas encore opté pour le pseudonyme de Zapolska n’a-t-elle pas été éduquée dans une institution de Lvov ? N’a-t-elle pas été envoyée à Varsovie où elle s’est rapidement mariée – pour son malheur – à un officier de la Garde du tsar ? Elle cherchera notamment à être reconnue sur la scène varsovienne. Ses déconvenues la pousseront à venir à Paris. A son retour en Pologne, elle s’établira successivement à Varsovie, à Cracovie et à Lvov.

Zapolska des villes, Zapolska des champs : parmi ses pièces les mieux connues, La Morale de Madame Dulska nous aspire dans une atmosphère typiquement urbaine, alors celle de Skiz est résolument plus champêtre.

Paris redevient Ville Lumière
Venons-en maintenant à Paris où Gabriela a séjourné pendant une bonne part des six ans qu’elle a passés en France. Nous sommes à la fin du 19ème siècle, en cette période culturellement si riche, bouillonnante d’idées et d’événements artistiques, qui ont ensemencé l’Europe.

Quelques décennies auparavant, sous le Second Empire, le baron Eugène Haussmann avait entrepris de transformer la capitale et d’en faire une ville moderne, avec de grandes avenues et des boulevards – assainie et aérée. Les anciens taudis avaient été détruits ; à leur place des immeubles en pierre de taille – dans le style dit haussmannien – avaient commencé à se multiplier.

Au même moment, la cité s’était agrandie jusqu’aux fortifications : les communes d’Auteuil, Passy, Montmartre, Belleville y avaient été intégrées. Ce sont les limites que nous connaissons désormais, d’un Paris comprenant vingt arrondissements. Dans les années 1890, s’y trouvaient plus de 2 millions d’habitants – plus qu’aujourd’hui. En revanche, bien qu’elle prenne alors un grand essor, la population de la banlieue, encore très maraîchère et champêtre, semble minuscule par comparaison avec celle de l’actuelle région parisienne.

Paris est une ville qui s’était embourgeoisée et dont, pour des raisons économiques, la population artisanale, ouvrière et domestique d’origine parisienne, avait commencé de migrer vers sa périphérie, opérant ainsi un clivage géographique et social qui n’existait pas auparavant, entre le cœur de la capitale et ses pourtours et enfin sa banlieue.

Lorsque Zapolska arrive à Paris, la France, et une bonne partie de l’Europe, commencent tout juste à se dégager d’une longue crise économique dont il reste de lourdes traces. Le développement industriel reprend avec vigueur et se confirmera… jusqu’à la Première Guerre mondiale. L’Exposition Universelle de 1889, qui va faire l’objet des premières chroniques parisiennes de notre héroïne pour des journaux de Varsovie, en est un signe annonciateur.

En revanche, Paris n’a pas attendu la reprise économique pour être le lieu d’un bouillonnement culturel intense. Son urbanisme novateur et la transformation de son tissu social y ont leur part. Le progrès technique aussi. Le chemin de fer, désormais entré dans les mœurs, favorise migrations et brassages.

La photographie remet en question une vision du monde qui nous entoure, dont l’artiste classique avait jusqu’alors un certain monopole. Le gaz, qui commence à être disponible à tous les étages pour accroître le confort des logements, se fraie aussi un chemin dans les lieux publics – ce qui bouleverse une conception du spectacle jusqu’alors dépendante de l’éclairage à la bougie. Et l’électricité s’apprête à prendre le relais.

Bien que le qualificatif de Ville-Lumière donné à Paris remonte à bien avant dans le temps, c’est surtout à cette époque qu’il est particulièrement attaché. Car il déborde, et de loin, le seul éclairage des rues – d’autres grandes villes européennes sont aussi avancées sur ce plan. Il englobe en effet de toutes autres dimensions : culturelles, artistiques et sociales.

C’est notamment à ce titre que la capitale de la France attire de nombreux étrangers et des artistes qui tentent de la décrire et expérimentent de nouvelles manières d’en représenter les multiples aspects. Cela se conjugue à un foisonnement de styles : sur le plan pictural se succèdent les impressionnistes, les pointillistes, ainsi que des théoriciens de la palette, tel Sérusier – si cher à Zapolska – au sein du groupe des Nabis, et beaucoup d’autres. La littérature et les théâtres ne sont pas de reste, qui échangent et vibrent au rythme d’idées proches et des inventions nouvelles.

Sous la lumière : des paillettes, des zones obscures
C’est au regard que Gabriela Zapolska porte sur Paris – capitale du monde et Ville-Lumière – que nous allons nous intéresser. Mais il ne s’agit pas de n’importe quel regard. De toute évidence, cette lumière la frappe – au sens propre et au sens figuré. Elle a dix ans de métier de comédienne derrière elle. Venue à Paris pour se perfectionner dans l’art dramatique et si possible y percer, comment pourrait-elle être insensible aux effets de l’éclairage ?

En Pologne, elle avait écrit des nouvelles, elle avait adapté pour sa troupe quelques pièces françaises, elle s’était colletée, parfois vigoureusement avec le monde littéraire varsovien : autant d’expériences qui faisaient que, une fois arrivée en France, ces dimensions de la vie culturelle et sociale ne pouvait lui échapper.

Mais si lumière permet de mieux discerner ce qu’elle éclaire, elle peut aussi éblouir et accrocher le regard sur les paillettes. Et masquer ce qui reste dans l’ombre, d’une réalité plus sordide.

samedi 6 août 2011

Mirosława Niewińska, poétesse et psychologue


Native de Białystok, à l’Est de la Pologne, Mira est dotée d’une personnalité riche et attachante. Après des études supérieures faites en Pologne elle est venue compléter sa formation en France par des DEA en psychologie et en sociologie.

Mira écrit depuis longtemps et attire l’attention de lecteurs qui considèrent qu’elle se distingue par une exceptionnelle sensibilité dans le regard qu’elle porte sur le monde et dans l’utilisation des mots (Józef Fert, professeur de Littérature à l’Université catholique de Lublin) et qu’elle interpelle par l’expression d’une symbolique universelle. Elle évoque le visible et l’invisible dans une recherche d’unité et d’harmonie (Josée Darras).

J’ai eu l’occasion de lire en public des poèmes de Mira Niewińska : cela a été à chaque fois un plaisir pour moi d’interpréter sa vision du monde, qui fait appel eux mythologies grecque et slavophone, qui s’arrête sur des instants de vie, part vers l’univers, savoure la beauté du monde à travers les descriptions de la nature. Elle-même s’incarne parfois en éternel féminin en accompagnant les soirées poétiques consacrées à sa poésie, en dansant devant un public, ainsi conquis.


DOBRY CZAS

Na wstępie nie należało pisać o Bogu
bo byłeś za młody
następnie nie należało pisać o miłości
bo się na niej nie znasz
potem to juz teraz
wypada być dojrzałym
chociaż
od czasu do czasu
Bóg jest mniej wyrozumiały
miłość bardziej bolesna
a nad Narwią każdej wiosny
rozkwitają kaczeńce
zapowiadają dobry czas
na wiersze.


LE BON TEMPS

En prologue il ne fallait pas écrire sur Dieu
car tu étais trop jeune
puis il ne fallait pas écrire sur l’amour
car tu ne le connaissais pas
après c’est déjà maintenant
tu dois être déjà mûr
quoique
de temps en temps
Dieu est moins compréhensible
l’amour plus douloureux
et chaque printemps au-dessus de la rivière Narew
s’épanouissent les boutons d’or
ils annoncent le bon temps
pour les voyages lyriques.

L’illustration de cet article représente Mira Niewińska (© Martha Kohler), ainsi que les couvertures de quelques ouvrages où figurent ses poèmes. On peut principalement trouver ceux-ci dans :
Kalejdoskop – Lubelska Oficyna Wydawnicza, Lublin, 1996
Tymi drogami wędrowało słońce, Książnica Podlaska, Białystok, 2008
dans des anthologies :
Podlasie w Poezji, Książnica Podlaska, Białystok, 2007
Środy Literackie, Książnica Podlaska, Białystok, 2009
Podlahia Antologio, 2009
Książnica Podlaska, Akademio Literatura de Esperanto,
Wydawnictwo Hejme, Libro-Mondo Białystok, 2009
et dans la presse.

Mira Niewińska a été lauréate de plusieurs prix et a notamment été récompensée par :
le Prix International de la Paix (Fondation Reinhold Schneider de Hambourg)
le Premier Prix du Concours littéraire de J.I.Kraszewski (XXIIIe édition)

lundi 1 août 2011

Un Français qui a aimé la Pologne


Paul CAZIN (1881-1963)

Le précédent billet de mon bloc-notes rappelle que la pièce la plus connue de Gabriela Zapolska, Moralność pani Dulskiej, avait été traduite en français dès 1933 par Paul Cazin. Qui était Paul Cazin ?

Nous l’avions, mon co-traducteur Arturo Nevill et moi, croisé sur notre chemin à quelques reprises : ce dernier avait ainsi, dans sa bibliothèque familiale, un ouvrage devenu désormais rare (un biały kruk, dira-t-on en polonais) : la traduction par Paul Cazin du célèbre Pan Tadeusz (Messire Thadée) d’Adam Mickiewicz, parue chez Félix Alcan en 1934 – un récit en prose, réussissant à faire passer en français avec beaucoup de justesse, et certainement plus de saveur que bien des traductions versifiées, les 9 823 alexandrins de 13 pieds de l’épopée écrite exactement un siècle plus tôt par le grand romantique polonais. La raison en est, avoue Paul Cazin dans son avant-propos, que je ne me connais qu’en prose. Pour pointer, un peu plus loin à propos d’une traduction antérieure qui faisait pourtant référence, que dès le premier [alexandrin], nous voyons que la sobriété, dont on fait honneur à la versification, est une concision de guillotine : l’évocation de la Lituanie, cette petite patrie à laquelle le poète tenait tant, avait purement et simplement été supprimée...

Venons-en à la Morale de Madame Dulska. Dans son introduction à la traduction de Paul Cazin qu’elle a fait récemment paraître aux éditions de l’Université de Varsovie, Madame le Professeur Danuta Knysz-Tomaszewska souligne que, en 1908, presque sitôt après l’avoir écrite et fait jouer à Lvov, Gabriela Zapolska lui a proposé qu’il traduise cette pièce. Sous le titre L’Oraison dominicale, il venait de traduire sa Modlitwa pańska. Zapolska lui proposera aussi sa pièce Tamten (L’Autre), en vue de la soumettre à son ancien directeur du Théâtre Libre, Antoine. Il se consacrera à Moralność un quart de siècle plus tard. C’est grâce à l’entregent du traducteur et poète Krzysztof Jeżewski que nous avons pu tenir entre nos mains une copie d’une version manuscrite de cette traduction, et que nous avons pu la mettre dans une forme acceptable – celle qui a servi pour l’ouvrage qui vient d’être mentionné.

Si nous sommes venus à Paul Cazin par Mickiewicz et surtout par Zapolska, l’intérêt qu’y porte Madame Danuta Knysz-Tomaszewska résulte d’un travail en profondeur, entrepris dès le début des années 1990, faisant appel à des archives privées, et portant notamment sur ses manuscrits, sur son journal intime et ses lettres. Avant même la traduction de Moralność, cela avait déjà conduit à la parution de deux ouvrages en polonais, toujours aux éditions de la Faculté d’Études Polonaises de l’Université de Varsovie : le premier, en 1999, dont le titre en français pourrait être Les bons et mauvais jours d’un polonisant français ; le second, en 2009, Sur les sentiers de mémoire. Fin avril, il y a trois mois, elle a donné une conférence à la Bibliothèque Polonaise de Paris, sur cet Ambassadeur de la culture polonaise en France, Paul Cazin pouvant être considéré comme le premier Français qui se soit intéressé à la littérature polonaise qui lui était contemporaine.

Les premiers contacts de Paul Cazin avec la Pologne se font entre 1904 et 1906 : il y travaille comme précepteur auprès des fils du comte Edward Raczyński. La famille de ce dernier dispose d’une bibliothèque particulièrement riche. Il visite Cracovie, Lvov, Varsovie et, avec ferveur, apprend la langue polonaise.

Dès 1909, Paul Cazin se lie avec le Comité Franco-Polonais à Paris. Il se met à traduire plusieurs auteurs polonais en français – à commencer par Modlitwa pańska de Zapolska. Citons notamment, Z ziemi Chełmskiej (Notes de voyage au pays de Chelm) de Władysław Reymont, Uroda życia (Le Charme de la vie, sous le titre français : L’Ombre) de Stefan Żeromski, Les Mémoires de Jean-Chrysostome Pasek – qui lui prend plusieurs années et sera couronné par l’Académie française, Józef Weyssenhoff, Jan Parandowski, Wacław Berent, Tadeusz Breza… et se lie d’amitié avec certains d’eux. Il publie des articles consacrés à la littérature polonaise, dont Le Roman polonais au XIXe siècle (1915).

En 1923, il est invité à Genève, où il prononce une conférence au sujet de la littérature polonaise. Les années 1920 sont également consacrées à sa production personnelle – une demi-douzaine d’œuvres publiées chez Plon. En 1928 Józef Weyssenhoff publie O sztuce pisarskiej Pawła Cazina (A propos du travail littéraire de Paul Cazin) et y joint quatre nouvelles de celui-ci. Cette même année, Paul Cazin, qui continue à maintenir les contacts avec la vie artistique des Polonais à Paris, assiste à la cérémonie d’inauguration de la sculpture d’Adam Mickiewicz par Émile Bourdelle sur la place d’Alma. En 1928, toujours, il se rend en Pologne, passe par la propriété du comte Raczyński dont il a été le précepteur, et se rend à Poznań, Varsovie, Cracovie, ainsi qu’à Zakopane dans les Tatras.

Les années 1930 sont une période assez intense de publication de ses traductions. C’est alors que, outre Pan Tadeusz déjà cité, paraissent Le Stigmate de Cyprian Norwid (Gallimard), Le Gouffre noir de Henryk Sienkiewicz (Nathan), Les Demoiselles de Wilko de Jarosław Iwaszkiewicz (Sagittaire) En 1935 il donne des cours de la littérature et culture polonaises au Centre d’Etudes Polonaises installé près de la Bibliothèque Polonaise à Paris.

Les bons jours et les moins bons jours… Les années de l’après-guerre seront moins évidentes à vivre pour ce septuagénaire, tiraillé qu’il puisse paraître entre son amour pour la Pologne et la manière de l’exprimer sous un régime qui a bien changé. Bien que très attaché à la Bourgogne et plus particulièrement à Autun où il a vécu une cinquantaine d’années, il vit à Aix-en-Provence où il avait une chaire de polonais aux cours publics à la Faculté de Lettres. Renversé par une voiture, il meurt peu de temps après en 1963, il a 82 ans. Il sera inhumé à Paray-le-Monial.

La photo qui illustre ce billet a été trouvée sur le site ;
Elle a été prise le 21 juin 1928 dans la propriété de Ludwig-Hieronim Morstin qui accueillait une Rencontre de poètes polonais – et pas des moindres (Zjazd poetów polskich w Pławowicach). Beaucoup de jeunes au premier plan – les poètes confirmés sont debout au dernier rang. De gauche à droite, se détachant sur le fond sombre de la porte d’entrée : Emil Zegadłowicz, Julian Tuwim, Leopold Staff et… Paul Cazin. En continuant vers la droite, leur hôte et, un peu plus loin, Józef Wittlin. Revenons vers la gauche, le deux têtes qui se détachent au-dessus des autres sont celles de Jan Lechoń puis de Jarosław Iwaszkiewicz.

mardi 12 juillet 2011

Traduction (1933) de Moralność (1906) enfin publiée


Dans la collection bilingue Inédits et oubliés des manuscrits, de la presse et des premières éditions, a paru récemment à Varsovie la traduction de la célèbre pièce de Gabriela ZapolskaLa Morale de Madame Dulska (Moralność pani Dulskiej), considérée comme un chef-d’œuvre du naturalisme polonais. Écrite en 1906, elle a joui, encore jusqu’à maintenant, d’un grand succès sur scène en Pologne et dans plusieurs pays. Elle a été traduite en 22 langues. Elle avait été traduite en français en 1933 par Paul Cazin mais était restée jusqu’alors qu’un simple manuscrit. C’est cette traduction qui vient d’être publiée.

Paul Cazin est le premier Français à s’être intéressé d’une manière durable à la littérature polonaise et à avoir traduit en français des œuvres d’auteurs qui ont marqué leur époque. Dès ses tout débuts, la pièce La Morale de Madame Dulska avait attiré son attention par la construction du personnage principal en voyant dans son comportement ignoble les traits typiques et universels de la petite bourgeoisie. * De son côté, Zapolska, dont on sait qu’elle avait séjourné plusieurs années en France et joué au Théâtre Libre, estimait qu’il serait possible d’envoyer directement la version française à André Antoine ou à Firmin Gémier pour voir Dulska sur les planches de leurs théâtres. *

Outre l’introduction puis le texte de la pièce dans une présentation bilingue, le livre contient d’autres traductions, uniquement dans leur version en français, de chroniques journalistiques de Zapolska, ainsi qu’un dossier critique.

Les traductions faites par Elżbieta Koślacz-Virol et Arturo Nevill sont regroupées sous le titre : Les écrits sur le théâtre et sur l’art de Gabriela Zapolska. Le dossier critique comprend une Présentation de l’œuvre » par Danuta Knysz-TomaszewskaLa carrière d’actrice de Zapolska par Elżbieta Koślacz-Virol, Critique de la traduction de Paul Cazin par Cécile Bocianowski, ainsi que La vie et l’œuvre de Gabriela Zapolska et une Bibliographie, par Grzegorz P. Bąbiak.

* Commentaire de Madame Danuta Knysz-Tomaszewska, Professeur de l’Université de Varsovie, dans son Introduction.

L’illustration de cet article reprend celle de la couverture de l’ouvrage. C’est une estampe, publiée en 1890 dans Tygodnik Ilustrowany, d’après le tableau Zwierzenia (Confidences) de Leon Wyczółkowski, et qui se trouve dans les collections de l’Instytut Badan Literackich (PAN, Varsovie).

L’ouvrage lui-même, qui sort des presses de l’Université de Varsovie (Zaklad Graficzny Uniwersytetu Warszawskiego) porte le n° ISBN 978-83-62100-56-9.