samedi 31 octobre 2009

Cimetières en Pologne…


A l’époque où certains artistes d’avant-garde contemporains tentent de rénover l’image de cimetières en France, en proposant pour des tombes des sculptures sorties de leur imagination, je reviens en pensée en Pologne, à Varsovie notamment, où de vieux cimetières bordés d’arbres, abritent les dernières demeures de nos proches.

A fin octobre, les familles y viennent, comme chaque année, rendre à leurs morts l’hommage qui leur est dû et se rendent massivement dans les cimetières. A cette même période, la température chute brutalement, la terre devient dure et, s’il pleut, ce peuvent être des cortèges des gens pataugeant dans la boue.

Dans les cimetières où ce sont des célébrités qui sont enterrées, des artistes, des comédiens aimés du public, font la quête pour la rénovation et l’entretien des tombes.

Imaginez-vous cela au cimetière du Père Lachaise ? Ou au cimetière de Montparnasse ?

Jeune enfant, j’habitais près d’un cimetière. Des sculptures représentant des amants ensevelis ensemble – unis après la mort parce que la famille n’avait pas été d’accord pour qu’ils s’unissent dans le mariage – ont nourri mon imagination. Je me souviens aussi d’une blanche et belle femme, morte le jour de ses noces… car elle avait eu la malchance de toucher une ampoule électrique : la sculpture était grandeur nature ; elle était vêtue de sa robe de jeune mariée… je me souviens encore du sourire sur ses lèvres. Et que dire de ces petites tombes d’enfants, alignées, où j’aimais déposer des fleurs…

Le soir, au crépuscule, ce cimetière vibrait des lueurs des bougies et des lampes – et on apercevait longtemps encore, les ombres de gens qui se promenaient dans des allées, tels des spectres vivants et silencieux.

dimanche 25 octobre 2009

Quadrille et Grand chahut

Nous revenons dans la salle. Le cancan vient de s’arrêter. L’orchestre joue une valse et les couples, en se tenant les épaules, tournent sans beaucoup de distinction. La plupart du temps, ce sont des femmes qui dansent entre elles, en mêlant leurs tignasses ébouriffées et leur haleine fétide altérée par la maladie et la débauche.

La Goulue, entourée de son état-major, se tient près du buffet en buvant et en jurant comme un hussard. Auprès d’elle, des hommes se pressent, haletant du désir de toucher ne serait-ce qu’un pli de sa robe. Elle, fière et quasi-inaccessible, affiche le comportement et les manières d’une princesse de théâtre. Elle réprimande la Môme Fromage qui, avec un air de chiot, lape de la bière dans laquelle le serveur a plongé un morceau de fer rouge.

Quelques reporters font l’interview de cette
reine du cancan, en prenant en note ses bons mots et en se partageant scrupuleusement ce qu’elle vient de dire. Je suis une artiste !... braille la Goulue et je m’en f... de vos journaux !. La Goulue n’aime pas les reporters. Elle les appelle des crasseux, des blagueurs et leur dit que sa célébrité ne la rend pas prétentieuse. Elle fait mine d’être indifférente aux feuilletons que toute la presse lui a consacrés, à la souscription qui a été proposée pour qu’une pension lui soit attribuée, ainsi qu’aux éloges incessants de Gil Blas et d’autres journaux élégants. Elle est une célébrité nationale, elle se croit géniale, elle est couverte de diamants, elle est aimée des hommes et, telle une seconde Nana qui serait née sur la décharge publique, elle exalte la danse nationale – la poésie de son pays se retrouve emprisonnée dans la cascade de ses jupons.

Dans un coin de la salle, devant une glace, une petite fille de douze ans s’exerce au cancan, en soulevant haut ses jambes en bas noirs. On l’appelle
Demi-Siphon et on l’entoure d’un certain respect. Qu’elle est mignonne ! disent des bourgeoises assises sur les estrades, en sirotant leur grenadine. La jeune fille lève ses jambes, de plus en plus haut, tout en observant dans le miroir la masse compacte d’hommes âgés qui se tiennent derrière elle. Sur son petit visage s’imprime déjà une débauche calculée, un masque qui semble adhérer à ses traits d’enfant. Sous la lumière du gaz, dans l’atmosphère chaude de la respiration des mâles, ce sphinx dont la blancheur ressort dans la pénombre d’une alcôve, qui ne sait pas lire mais compter ses louis d’or – cette future héroïne de Catulle Mendés s’exerce à faire le grand écart et à jeter, de biais, de noirs regards pointus de sa pupille dilatée.

A quelques pas de là, près de la colonne, se tient
père Lapin dont on voit de loin la tête grisonnante à cause de la blancheur de ses cheveux. Il regarde la Demi-Siphon avec la bienveillance d’un grand-père qui sourirait aux premiers pas d’une petite fille qu’il adore. Jusqu’où la section parisienne de la SPA réussira-t-elle à étendre son emprise ? (*)
La Demi-Siphon continue à s’agiter de façon convulsive, comme une folle, sous la lumière du gaz, devant le grand miroir qui réfléchit le cercle sombre d’hommes qui ne parviennent à s’animer qu’à la vue de cette enfant qui exécute des sauts empreints de sensualité en tendant ses menottes incurvées, comme les râteaux de croupier.

Et, de nouveau, le quadrille ! Les couples se lèvent et se préparent, lentement, comme à contrecœur. La Goulue quitte le bar entourée de ses partenaires, en essuyant de la main ses lèvres encore humectées et dont le carmin marque la paume de traînées pâles. Les cymbales résonnent enfin, les trombones déversent des sons saccadés, toujours les mêmes. Les jeunes femmes relèvent leur robe, on remarque la blancheur des jupons et le volettement des dentelles. Une disgracieuse petite personne danse presque nue et sourit en montrant toutes ses dents. Dans des galeries, la foule se lève, momentanément intéressée. Deux souteneurs, en chemise de tricot, dansent la
danse du ventre. La foule ne cesse de s’amasser. Les magasins sont fermés, leurs propriétaires vont se distraire. Les maris y amènent leur femme, les frères y viennent avec leur sœur et les mères avec leurs enfants.

Une vapeur bleue continue d’emplir la salle et s’élève vers le plafond en verre, luisant comme les nageoires argentées d’une baleine. Dans cette blancheur, des grappes de lampes scintillent, qui semblent suspendues dans l’espace comme une constellation céleste.

L’orchestre est placé au pied du mur principal, devant des loges tapissées de rouge. Toujours vides, elles sont prédestinées – selon Le Courrier Français – à des personnalités officielles. Austères et mystérieuses, ces loges semblent dominer cette foule effrénée où les femmes dévoilent sans aucune gêne leur intimité en montrant leur linge et leur peau jaunie, à travers le tissu de tulle.

Pendant ce temps, devant l’estrade, la Goulue, consciente de son pouvoir, a formé le rang de ses danseuses et, convaincue de la force de son art animalesque, triomphante et intrépide, elle lève sa jambe, donnant ainsi le signal du
grand chahut. Répondant à cet ordre, quatre jambes se lèvent et s’abaissent devant les spectateurs, comme des serpents noirs qui se seraient dissimulés dans des tombeaux neigeux. Soudain, de la galerie d’en face, un faisceau électrique traverse tout le hall comme une gerbe de lumière qui retomberait, telle une cascade argentée, sur ces silhouettes de femmes qui, jusqu’alors sans vie, impassibles et éteintes, se mettent, avec des mouvements d’automate à dévoiler leurs secrets. La transpiration se mêle au parfum du musc et prend à la gorge les gens qui sont autour.

Enfin, la Goulue saisit sa jambe gauche et demeure ainsi immobile, les yeux rivés dans le lointain, enveloppée d’une multitude de dentelles qui ruissellent depuis ses hanches jusqu’au sol. Ses camarades restent dans la même posture, sphinx contemporains, à demi nues sous le mince tissu de tulle. Elles se tiennent silencieuses, avec une expression presque menaçante, inondées par la lumière claire du faisceau qui tombe sur elles de là-haut…

(*) La traduction littérale de l’expression de Zapolska serait : «La Société protectrice des animaux est très active à Paris, jusqu’à l’excès.»
.
Le présent texte conclut la chronique parisienne envoyée par Gabriela Zapolska au début de 1891 à un journal varsovien sur l'Élysée Montmatre (traduction-adaptation par Lisbeth Virol et Arturo Nevill).

dimanche 18 octobre 2009

Père Lapin


Mais voilà qu’une multitude de jeunes filles et d’hommes se met à se contorsionner derrière le groupe des danseuses attitrées de l’établissement, en improvisant une contredanse inconnue jusqu’alors. Ils se regroupent en cercles de quatre ou de six couples, d’où part de temps à autre un long cri comme celui d’une hyène ou d’un animal qu’on étrangle. Parfois, une jeune fille pousse un cri comme prise de douleur mais, sous la voûte en verre, celui-ci est couvert par le son énergique des percussions et s’arrête brusquement comme tranché au couteau.

C’est alors que, repoussant la foule des danseurs, un vieil homme en frac, aux cheveux blancs, apparaît. Son le visage revêt l’expression d’un grand-père bonhomme et respectable. Le plastron immaculé de sa chemise est traversé par un ruban rouge sang. – Voyons !… voyons !... mes enfants !... Tâchez d’être convenables ! Les jeunes filles se taisent :
père Lapin ne plaisante pas. Il veille à l’ordre et à la moralité dans cette salle où les corps bougent sans cesse au milieu d’une avalanche de dentelles. Lorsque ce vieil homme hausse ses sourcils blancs et de son index pointe vers la porte, la jeune fille rentre son cou dans ses épaules et l’homme dissimule ses mains dans ses manches. Le jugement de père Lapin est sans appel. Pareil à un juge sévère et plein de dignité, il exhibe son âge respectable, son torse bombé de ministre déchu, la blancheur de son linge tout en prenant des attitudes voluptueuses. Il demeure pourtant empreint de froideur et inébranlable, parfois souriant, toujours correct et, s’agissant de décence, inflexible. Une décence qui ne concerne… que le bruit. Père Lapin ne supporte pas qu’on crie.

Lorsque s’élève le cri de la Môme Anisette ou de la Clair de Lune, père Lapin se redresse, comme personnellement offensé ou cinglé par un coup de fouet. Ce cri l’affecte et, selon lui, rabaisse l’honorabilité de l’établissement. Alors qu’il se promène un regard indifférent sur les corsages dégrafés et les mollets dénudés qui émergent des chaussettes de soie, crier reste pour lui le plus grand des délits et il le réprime sévèrement.
Être convenable n’empêche pourtant pas la danse du ventre mais seulement dans un recueillement quasi religieux et tant que l’on reste silencieux.

Ainsi, à l’Élysée Montmartre, dans cette grande salle aux murs bleu-ciel, à laquelle les lumières suspendues à des arcades donnent un aspect doré, il existe un code de moralité. Son gardien est ce vieil homme dont la tête grisonnante domine la foule des jeunes filles qui sautillent et des
souteneurs qui piétinent à leurs côtés.

Ces jeunes filles sautent comme des folles. Leurs visages pâles et figés sont autant de masques en papier mâché, comme ceux des clowns au cirque quand ils font leurs grimaces sur le sable de la piste. Elles dansent sans sentiment, en exhibant leurs chaussures usées, leurs bas en laine et, souvent, leur jupe de flanelle rouge bordée d’une broderie blanche déchirée.

Plus on s’éloigne de l’orchestre, plus on voit la misère. Près de la porte dansent de vieilles femmes vêtues d’une jaquette noire. Elles sont corpulentes, effrayantes, obèses et portent des corsets aux baleines abîmées. Elles ne soulèvent pas leurs jupes en dansant mais parfois l’une d’elles, plus experte, esquisse un mouvement de cancan – le vrai mouvement du
cancan parisien.

Je passe d’un groupe à l’autre en m’imprégnant de ces scènes d’une profonde misère, d’avilissement et de cette déchéance pour rien, qu’on ne peut même pas attribuer à un coup de folie. D’une laideur repoussante, des visages de femmes me passent devant les yeux de façon saccadée, comme dans un kaléidoscope. Des visages livides, maquillés jusqu’au cou avec du fard blanchâtre bon marché que les lèvres coupent d’un trait rouge sang, d’où le carmin a tendance à déborder. Les cheveux qui leur restent sont teints en jaune au dessus du front pour retrouver leur couleur naturelle qui est noire, en allant vers la nuque. Avec des formes féminines atrophiées et sans ce charme qui attire, avec ce parfum trop commun de musc qui émane de leur corsets imbibés de sueur, elles se tiennent devant moi, misérables, maigres, abîmées bien qu’à la fleur de l’âge, elles portent des robes mal coupées, des boas aux plumes arrachées, et des pèlerines qui font des plis sur les épaules.

Auprès d’elles, se tiennent des hommes jeunes, à peine sortis de l’enfance, au visage chétif et fatigué – reflet détestable du vice et de la déchéance. Ils s’agitent comme des pantins en se contorsionnant, les mains contre les hanches, les yeux fixes, comme hypnotisés et comme si une force supérieure les obligeait d’exécuter des sauts en série. Parfois, une blague grossière, nauséabonde et de très bas étage s’échappe de leurs lèvres brûlées par l’absinthe – ce qui fait s’écrouler de rire, et les danseuses, et la foule des spectateurs. Et on recommence à trottiner sans parler. Un pas bizarre et ridicule, dépourvu de passion et sans la moindre trace de tempérament – aucune flamme ne parcourt ces corps déjà en voie de décomposition.

Toute bleu ciel, la salle s’élève très en hauteur comme un temple immense, et resplendit de lumière. La blanche vapeur, délicate et transparente, qui émane du corps des femmes s’élève pour lentement se condenser en un nuage léger de gouttelettes aux senteurs de musc. De chaque côté de la salle, des montants très colorés comme des colonnes mauresques forment des arcades auxquelles sont suspendues des grappes de lampes à gaz, de couleur dorée aux reflets changeants, aux transparences d’opale. D’énormes palmiers verts, avec des feuilles monstrueuses, telles les doigts d’une main, montent la garde le long des murs. Dans les galeries du haut, plongées dans l’ombre, on distingue les visages jaunes de spectateurs qui s’agitent. Dans les galeries inférieures, sur de petits podiums, se tiennent des bourgeois par familles entières. Ils boivent des bocks, du piqueton (*),
de l’absinthe et du cognac. Les silhouettes noires des serveurs en tabliers blancs vont et viennent entre ces groupes. Ci et là, la tache claire d’un manteau signale un petit enfant qui somnole appuyé contre une balustrade.

De temps en temps, des femmes se lèvent ou descendent vers la salle pour regarder ceux qui dansent. Elles reviennent calmes, même pas choquées, souriantes et mourant d’envie de répéter une blague qu’elles viennent d’entendre. Elles se sentent à l’aise dans cette atmosphère imprégnée de cette odeur omniprésente qui provient de tresses aux colorations rousses ou blondes encore toutes fraîches. Parfois, on voit s’animer le petit chapeau gris d’une adolescente ou une natte défaite. Avec un visage imperturbable, une jeune fille qui est assise auprès de sa mère suit des yeux la robe bleu ciel de la Goulue et les scintillements des boucles d’oreilles en brillants de cette dévergondée. Au delà, à travers les arcades, dans un renfoncement d’un bleu ciel pâle, semblable à un océan en verre, se trouve un buffet que ponctuent les taches blanches des tables de marbre, comme des nénuphars. Semblables à des lucioles qui danseraient au-dessus de cette fange mais que l’on aurait immobilisées sur un fond mal défini, les lumières du gaz clignotent dans des globes de verre allongés, en forme d’entonnoir.

Dans cette brume bleutée que nous renvoie le gris des miroirs, on distingue des silhouettes noires des gens, le pourtour des chapeaux des femmes et le feutre brillant des cylindres des haut-de-forme. Ici ou là, une jeune fille se précipite vers une petite table pour siroter un sherry glacé avec une paille, puis le recracher sur la surface ternie d’un miroir argenté, en toussotant. Au loin dans un jaune approximatif, comme une couleur de roussi, on aperçoit le couloir d’entrée qui s’enfonce en des escaliers qui conduisent vers le bas. De nouveaux clients ainsi que des danseurs ne cessent d’affluer. Ils traînent des pieds et promènent leur regard sur les murs, s’ennuyant dès le début, comme écrasés par une mélancolie indéfinissable qui se dégagerait de ces murs aux couleurs vives – turquoise, rubis et dorée.

Des femmes s’arrêtent au sommet des escaliers, indécises, comme si, devant la cheminée d’une chambre mal éclairée et sur laquelle serait posé un miroir, elles hésitaient en découvrant le fond de teint blanchâtre virant vers le gris bleu, qui est plaqué sur leur visage.

(*) Piqueton est utilisée par Zapolska sous une graphie proche en polonais : piktony. Le mot, bien que rare, existe en français et – dérivant de piquette – désigne du vin.

Extrait de la traduction-adaptation du polonais en français, par Lisbeth Virol et Arturo Nevill, d'une chronique de Gabriela Zapolska datant de 1891, sur l'Élysée Montmartre.

mardi 13 octobre 2009

La belle Ferdijée


Mais voici que, traînante, répétitive et monotone, la voix d’un Noir se met à retentir. Il se tient appuyé sur une colonne blanche, lui, noir dans son frac comme une statue d’airain – magnifique par la beauté de son corps, particulièrement laid pour ce qui est de la tête : Mesdames, Messieurs, la belle Ferdijée, dix sous !... dix sous !... Dans une sorte de vocifération sauvage, il pousse un gémissement devant l’entrée d’une tente. Sa silhouette se détache comme celle d’un démon sur le fond du tissu pourpre qui barre l’entrée. Presque en surplomb, des jeunes filles se sont attroupées – rousses, petites, rabougries. Avec admiration, elles fixent ses larges épaules. Lui, calme, imperturbable, les laisse s’extasier sur sa poitrine qu’épouse un plastron blanc immaculé – un torse d’Apollon qui s’est développé sous les ardeurs du désert. De ses lèvres charnues et humectées de salive continue de s’échapper une voix plaintive : Dix sous !... Dix sous !...

Dans la cour de l’établissement, comme une meute de chiens qui tremblent de froid, la troupe de la belle Ferdijée – une beauté élue à Spa, diplômée honoraire à Nice – se blottit contre des murs de la tente, faits de soie légère. Sur le bord d’une estrade, un nain difforme habillé d’un costume moyenâgeux annonce, la voix tremblante d’émotion, le début du spectacle. Quelques flammes de gaz brûlent ci et là. Sur la terre battue, des chaises sont disposées. Tout autour, l’espace est vide. sur l’estrade, on ne distingue que des silhouettes de danseuses qui tremblent dans des tricots couleur chair. Sur leur poitrine scintillent des paillettes. Leurs têtes, enveloppées dans les foulards couleur pourpre, se fondent dans l’ombre.

A l’intérieur de la tente, devant un large miroir, est assise une jeune femme d’une rare beauté, enveloppée d’un tulle blanc et de quantité de satin. Des cheveux noirs tombent sur ses épaules. Ses grands yeux noirs tristes sont soulignés d’un mascara. Un charme étrange se dégage de cette femme parfaite, aux formes harmonieuses. Si majestueuse malgré une condition misérable, et tremblant de froid malgré tant de tissus. De temps en temps, elle arrange de la main les colliers en simili brillants sur son front. De l’échancrure de son corsage émergent quelques roses pourpres dont les pétales se répandent sur les plis de sa robe blanche. Elle est belle ! Très belle, cette belle Ferdijée !

Les musiciens, assis dans l’ombre, frappent sur des tambours et des clochettes. Toute cette musique janissaire
(*) se mêle au son du cancan qui parvient de la salle de danse de l’Élysée Montmartre. Le vent fait onduler les murs de tente. Les flammes du gaz brillent en tremblant. Ferdijée se lève enfin et commence à danser. Sa danse est une pure poésie. Avec des gestes d’esclave, elle ploie jusqu’au sol, se prosterne devant un souverain invisible, humble et câline, résignée dans cette pénombre, ce dénuement et ce froid.

Sa blanche robe se déploie comme un nuage en lui couvrant pudiquement les pieds qu’on ne peut guère apercevoir sur le fond sombre du tapis. Et, soudain, elle se redresse, mince mais aux formes pourtant merveilleusement épanouies, comme un hymne à la femme parfaite, comme l’accord final d’une symphonie dédiée à la création du monde. Ses blancs contours se détachent en relief sur l’espace sombre. Ses yeux noirs, des yeux de gazelle, ont un regard qui rêve et qui implore.

Derrière les portes de la tente la voix gémissante du Noir continue de retentir : Dix sous !... Dix sous !... Et le vent de faire bouger les murs de la tente. Et les flammes du gaz de trembler et de scintiller...

(*) En français, janissaire est habituellement employé comme un nom pour désigner un soldat de la garde du sultan turc. En polonais, tel que l’emploie ici Zapolska, une musique janissaire désigne un ensemble instrumental d’origine turque, particulièrement bruyant car s’appuyant principalement sur des instruments de percussion.

Traduction et adaptation par Lisbeth Virol et Arturo Nevill de cette chronique parisienne de Zapolska en 1891. A droite, en marge du spectacle qui se produit à l'Élysée Montmartre, l'illustration semble donner place à un Africain enturbanné jouant des percussions et à une femme gracieuse qui est assise là.

mercredi 7 octobre 2009

French Cancan

120ème anniversaire : on nous rappelle ces jours-ci que c’est le 6 octobre 1889 que Joseph Oller et Charles Zidler ont ouvert les portes d’une nouvelle salle de spectacles : le fameux Moulin Rouge. Des danseuses amateurs, lavandières ou blanchisseuses dans la journée y font découvrir aux Parisiens, une danse endiablée : ce sera le French Cancan. Elles ont des noms évocateurs – en 1891, La Goulue figurera sur la première affiche dessinée par un habitué : Toulouse-Lautrec.

1889 : ceux qui on jeté un œil sur les articles de ce blog se souviennent que c’est cette année-là que Gabriela Zapolska est arrivée de Pologne à Paris et a commencé à envoyer ses chroniques à des journaux de Varsovie.

1891 : le Moulin Rouge n’est pas le seul à vouloir s’annexer
la Goulue, la Môme Fromage, Nana la Sauterelle, la Môme Anisette, la Clair de Lune ou Demi-Siphon. A quelques pas de là sur le boulevard de Rochechouart, lÉlysée Montmartre lui dispute ces vedettes. C’est là que Zapolska se rend pour y consacrer une des ses Lettres parisiennes - cet article paraîtra dans l’hebdomadaire Przegląd Tygodniowy, le 17 janvier.

Ce texte, que j’ai traduit et adapté en compagnie d’Arturo Nevill, est assez long. C’est pourquoi je vous propose de le parcourir en plusieurs étapes. Nous y verrons à l’œuvre ces Reines du Cancan, l’attitude du public où se mélangeaient étrangers aussi bien que Parisiens venus parfois en famille, le rôle de Père Lapin en charge de faire respecter une toute théorique moralité du lieu. Regard aigu aussi sur l’avilissement et la déchéance. En contraste et en marge la danse de Ferdijée – danse de séduction soumise d’une femme belle et pauvre, qui gagne ainsi sa vie.

Emergeant d’une cascade de dentelles blanches et de robes relevées, les jambes des danseuses s’élancent en cadence, retombent sans toucher le sol, et de nouveau vers le haut où le vernis de leurs escarpins renvoie mille scintillements. Triomphales, infatigables, jambes d’acier dirait-on dans leur bas noir tendu, mais laissant pourtant entrevoir une peau jaunâtre de chair défraîchie.

Elles sont quatre danseuses, juste devant l’estrade où se tient un orchestre qui brille de tous les ors de ses instruments sous des torrents de lumière. La célèbre Goulue
au visage vipérin est vêtue d’une robe bleu ciel. Émergeant des dentelles de son corsage, elle laisse voir une nuque laiteuse sur laquelle serpentent quelques mèches blondes frisottées. Elle lève, très haut au dessus de la tête, la masse de ses jupons qu’elle rassemble d’une main et, sérieuse, presque sévère, ses lèvres d’un rouge carmin esquissant à peine un sourire, elle fait un grand écart sans effort, sans fatigue, sans – au vu de sa poitrine qui émerge des baleines du corset – que sa respiration en soit précipitée. A une chaînette en or est accrochée une petite médaille pieuse qui sautille au rythme des mouvements de la danseuse, comme un insecte doré qu’attirerait le lait de sa chair.

En vis-à-vis de cette Reine du Cancan que l’Élysée Montmartre et Zidler du Moulin Rouge se disputent, danse une sorte de jeune chiot noir aux yeux chassieux, portant une robe sombre et des chaussures déformées. C’est la
Môme Fromage, son auxiliaire inséparable. Près d’elle, se tient Nana la Sauterelle dans un costume anglais très correct
en serge grise et épaisse. Elle n’est pas fardée. Alors que des nattes bien lisses qui encadrent son visage de titi parisien lui donnent un air de sainte Nitouche, elle s’écroule de rire, du rire éraillé d’une femme qui a l’habitude de boire. A côté de la Goulue déambule une jeune fille ravissante. Elle trépigne sur place et, de ses jambes petites, elle dessine dans l’air des cercles insolites. Telle celle d’une vipère, une langue étroite pointe de sa bouche entrouverte, va-et-vient sur ses lèvres couleur corail, et vomit un flot de mots orduriers avec autant de générosité que si – dans l’insouciance de la jeunesse – elle jetait des fleurs à droite et gauche. Autour des danseuses s’attroupe une foule compacte, calme et silencieuse. Aucune trace d’excitation sur ces visages qu’éclaire une lumière blanche. On y trouve des hommes coiffés d’un haut de forme, vêtus d’une redingote ou en manteau, et des femmes en vêtement sombre et souvent graisseux. Ce sont des bourgeoises apathiques et plates qui semblent sorties de derrière le comptoir d’un proche magasin ou de la salle à manger exiguë et sombre de leur modeste demeure.

Des étrangers, plutôt gênés et apparemment dégoûtés, se fraient le passage pour arriver au premier rang tout près de la Goulue, parmi lesquels deux Anglaises coiffées de chapeaux excentriques. Quant à elle, elle tient à présent d’une main sa jambe levée et reste immobile, dans une attitude royale qui semble narguer, dans son impudeur, la masse des femmes mal vêtues, dont les jupes aux plis droits leur descendent jusqu’aux pieds.

Un journaliste éméché s’est placé derrière la Goulue et s’entête à lui souffler son haleine sur la nuque. Furieuse, sans même se retourner, elle lui lance les dents serrées : Fiche-moi le camp, salaud. Telle un reptile, elle s’aplatit tout à coup contre le sol – ce qui, en disloquant ses membres et en brisant la parfaite harmonie du corps féminin, la rend effrayante, hideuse et monstrueuse. Impressionnée et haletante, la foule regarde avec une sorte de respect ce pas de cancan extravagant, ce corps qui s’étale comme un tissu mou et sans vie au milieu d’un amas de jupons et de dentelles froissées. Pour autant, l’orchestre accompagne en sourdine sur un air plein de poésie et de charme. La Goulue est toujours allongée sur sol, rigide et contractée comme une épileptique. Seul scintille, dans la lumière du gaz, un grand brillant de sa boucle d’oreille accrochée aux bouclettes ondulées de ses cheveux qui retombent en pluie sur un cou d’albâtre mince mais dur comme l’acier, que souligne la
ligne de Vénus.
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L'illustration de cet article (Quadrille à l'Élysée Montmartre) est due à Ferdinand Lunel. Elle a paru dans Le Courrier Français.