mardi 12 mai 2009

Le bal des folles à la Salpêtrière


En arrivant à Paris, au milieu des années '60, j’ai eu quelques surprises. Devant l’effervescence de la révolution de 68, je me suis trouvée dans l’obligation d’accepter en vrac : et les cours à la Fac interrompus, et un déménagement à assumer vers Montrouge, et le mouvement MLF, et fréquenter des gens entichés de la psychanalyse.

En Pologne, en cas de trouble mental, la seule voie admise était d’en passer par le diagnostic d’un psychiatre. En France, j’ai appris, qu’il y avait des gens, en bonne santé mentale qui, volontairement, se soumettaient à une analyse chez un psychanalyste qui gardait le silence. Et qui, pour débiter leur vie, payaient de fortes sommes – que ce soit à de nouveaux adeptes de Lacan ou à des psychanalystes d’autres écoles

Cela m’a laissé dubitative. La psychologie, la psychiatrie, nécessitent un diplôme d’études supérieures. Mais la psychanalyse ? J’ai cru comprendre que ce n’était pas toujours le cas.

Remontons près d’un siècle en arrière : voici ce dont Gabriela Zapolska témoigne à propos de malades mentaux, du temps de Charcot. Curieuse de tout, elle s’était fait inviter au bal des folles, organisé chaque année à la Salpetrière :

"Dès l’instant où l’on a franchi le seuil de ce quartier, un frisson de mort vous parcourt le corps, les paroles se figent, le sourire s’éteint. Autour, l’obscurité est totale, opaque comme un drap de catafalque. On devine tout juste les arbres qui bordent les cours de l’hôpital, dont les branches dénudées s’élancent vers le ciel. Ce sont des branches desséchées, malingres, horribles à voir. Elles font penser à des cheveux qu’au cours d’une crise, une femme aurait ébouriffés d’une main convulsive en cherchant à les arracher de son crâne brûlant… Le gravier crisse sous les pieds. Une chapelle – tel un monstrueux tombeau noir rempli de squelettes décharnés – nous barre le chemin. (…)

"Soudain parviennent les sons d’un orchestre, comme un rire étouffé de kobolds… C’est une musique de bal, un air de polka. (…) A gauche, il y a le bal des idiotes et des épileptiques – dit bal mineur. A droite, le bal des hystériques, des folles et des maniaques –dit bal majeur. Nous nous approchons. (…) Au seuil, les organisateurs du bal, vêtus de fracs noirs, «corrects», prennent des billets et font les honneurs de la maison. Nous entrons dans le hall où dansent les hystériques et les folles.

"C’est un serpent d’âmes malades, un chapelet de misères qui tournoie devant moi. Je ferme les yeux et m’efforce de ne pas lâcher prise. Au bout d’un moment je rouvre les yeux, et je regarde… (…) Une foule de femmes aux costumes criards et multicolores, s’agitent, tournent, sautent, dansent ou se promènent parmi les visiteurs qui se collent contre les murs pour laisser plus de place à ces folles en train de danser. Sous la lumière crue du gaz, la magnificence des couleurs, les cheveux défaits, les épaules nues, la blancheur des poitrines, le scintillement des strass et les lueurs jaunes des paillettes, le parfum de violettes et de jacinthe, les airs de polka à vous tourner la tête, se combinent pour former cet ensemble grisant et artificiel, qui font qu’un bal est un bal, avec son harmonie et son charme. On entend le froufroutement de la soie des robes et des bruissements de mousselines. Quelque chose d’irréel commence à s’élever comme des fils d’araignée qui s’accrocheraient à des lauriers-roses. Des clochettes tintent, les femmes rient. Ici et là, on entend les compliments que murmurent les hommes. Car il y a des hommes ici. Ce sont les internes avec leur calotte noire et leur tablier blanc. Des invités en frac et cravate blanche poursuivent avec émerveillement les folles les plus jolies qui dansent, exposées en pleine lumière au regard de la foule. Elles sont excitées. Des rougeurs colorent leurs maigres joues. L’administration leur a offert des costumes en velours ou en satin. Elles sont accaparées par un désir permanent de plaire, d’attirer l’attention même au prix de leur malheur, fières d’exhiber chacune la folie qui lui est propre et qui les distingue du reste des gens.

"Sur le seuil, se tient Clétienne, une hystérique. C’est elle la plus célèbre. Elle est déguisée en femme turque. Elle glisse à travers la foule avec un air de reine, en faisant traîner ses souliers rouges que des jambes, elles-mêmes recouvertes de bas rouges en tricot, parviennent tout juste à retenir. La foule lui cède la place, tandis que tous murmurent : «
Clétienne»… Elle sourit gracieusement, présentant un pâme visage, où des cernes lui font des lunettes d’un vilain bleu, qui lui couvrent la moitié des joues.

"A côté d’elle, vêtue d’une robe noire constellée d’étoiles dorées, le cou ridé et une petite tête de girafe, Habillon tourne, salue et sourit. Elle souffre d’un dédoublement de la personnalité. Tous les cinq ans, cette malade se prend pour quelqu’un d’autre. Actuellement, c’est une personne très aimable : déjà, à la porte d’entrée, elle m’a donné la main et m’a souri avec gentillesse.

"(…) Au milieu de la salle, près de l’orchestre (…) le professeur Janet parle avec une ravissante jeune fille (…) Fafa – c’est le nom de cette malade – possède le charme d’une très jolie blonde. Avec le côté svelte d’une jeune biche et la coquetterie nonchalante d’une brune, elle tient nerveusement le bras d’une jeune infirmière dont la robe de laine noire tranche nettement sur ce printanier nuage de mousseline. Au bout d’un moment, elles se mettent à danser toutes les deux, jeunes, jolies, charmantes, souriantes (…) Pendant un long moment, le professeur Janet suit du regard la gerbe des roses qui se balancent sur le chapeau de Fafa. La jeune fille lui envoie le plus gracieux des sourires et danse, danse toujours parmi ces folles. Les infirmières s’arrangent pour être continûment mélangées à la foule des malades. Leurs coiffes noires et blanches tournoient comme un essaim de papillons autour de ce flux de pourpre et d’or. Elles dansent avec celles qui sont les plus malades, tout en scrutant l’expression du visage des hystériques. Au moindre signe de crise, elles emmènent la malade à l’infirmerie en moins que rien.

"La foule grandit sans cesse : on entend le roulement des carrosses qui amènent les invités. Une des infirmières me dit qu’on attend Charcot. Jules Voisin est déjà dans la salle. Je l’aperçois, avec sa tête délicate au profil d’oiseau de proie, très entouré par les folles qui sont là. Il parle à chacune, les encourage à danser, leur sourit amicalement. Elles, les malheureuses, gobent chacun de ses mots, captent chacun de ses regards, attendent chacune de ses poignées de main. Il est le point de mire vers lequel convergent leurs envies, leurs aspirations. On dirait des animaux féroces qui rampent aux pieds de leur dompteur et se soumettent. Tout un arc-en-ciel fait de couleurs, de reflets sur les épaules nues, de visages enfiévrés, de regards égarés et de sourires, enveloppe cette silhouette masculine et son vêtement sombre. Lui, calme, souriant avec sollicitude, a dans le regard la douce détermination d’un esprit bien trempé qui domine ce déferlement d’âmes à l’agonie, qui serpentent à ses pieds dans un bain de bromure et de somnifères. (…)

"En face des bâtiments où se déroulent les bals, s’étend une longue maison dont on peut apercevoir les petites fenêtres faiblement éclairées et munies de grilles, en raison des tâches pâles qu’elles forment sur le fond noir du mur. Ceux qui s’approchent en revenant du bal et y regardent, demeurent comme pétrifiés, comme retenus par l’épouvante et l’effroi. Par des fenêtres on voit un couloir étroit et une grille faite de solides barreaux de couleur jaunâtre, au-delà desquels l’obscurité est totale. (…) Je m’approche de la fenêtre et je regarde à l’intérieur.

"Derrière les barreaux, sur le fond noir, il y a quelque chose qui remue et qui ressemble à la tache pâle d’un visage humain. Ce visage est inquiet, blanc comme de la toile, il se frotte contre la grille avec un mouvement incessant de panthère. Emergeant inopinément de l’ombre, mystérieux et silencieux, les yeux grands ouverts, on dirait une tête de mort qui flotte dans une obscurité sans limites. Il poursuit son mouvement de balancier, rythmé et toutefois lancinant. Il revient, disparaît de nouveau, revient de nouveau, toujours pâle, terrible et silencieux… Tout à coup, un rire effrayant – rire par lequel le cœur annonce qu’il cesse de battre – retentit derrière les barreaux.

"La gardienne hausse les épaules et sourit de façon dédaigneuse.
- «
Ce sont des forcenés ! m’explique-t-elle. Celle-là est la plus dangereuse de toutes. Vous voyez, Madame, nous les tenons derrière des barreaux. Il y a vingt-quatre. Trois sont attachées jour et nuit…»

"J’écoute et je sens que mon sang se glace.

"De derrière les barreaux parvient un long gémissement incessant, un rire étouffé, des pleurs, la plainte de voix féminines, entremêlées comme des litanies de condamnés, comme une succession de démons dissimulés qui, dans la nuit noire, se raconteraient de sanglantes visions. Les voix de ces folles tapies dans des coins circulent à travers des barreaux, d’une cellule à l’autre et en direction du couloir qui est éclairé. Elles se propagent et se figent dans l’air comme des larmes qui se pétrifieraient pour se déverser avec un bruissement de graviers. Il n’y a personne pour écouter cette litanie, personne pour en faire l’analyse, ni pour se demander quelle en est l’origine ! (…)

"On voudrait alors tomber à genoux devant ce tombeau qui renferme des âmes humaines, comme devant un autel dédié à une horreur inexplicable, sur lequel ces âmes brûleraient pour l’éternité.

"On voudrait aussi écouter, écouter jusqu’à l’aube cette mélodie mystique et incompréhensible, ce chant aux intonations de cimetière désert qui, venu de l’autre côté des barreaux, s’en va vers le lointain, jusqu’aux fenêtres éclairées des salles où le bal se déroule, se mélange avec la musique de la danse et revient de nouveau, obstiné, terrible, implacable – à la poursuite d’une aurore lumineuse qui, parce qu’elle est recouverte par les plis d’un linceul mortuaire, ne parviendra jamais à éclairer ces grilles de tous ses feux !"

Le tableau qui illustre cet article décrit une scène datant d'un siècle encore plus tôt - toujours à la Salpêtrière : en 1795, Philippe Pinel, aliéniste et philosophe, assiste à "l'abolition des chaines" qu'il vient de décider pour les malades mentaux.