mardi 24 février 2009

Regard d'étranger


J'aime ces mots de Nancy Huston : "Les exilés, eux, savent qu'il y a un autre monde, et qu'ils y ont renoncé. Les pieux de leur palissade sont fichés dans leur cœur. La nostalgie leur donne la rage."

Cette force de la rage, je l'ai eue tout du long à Paris. Elle m'a fait faire des choses inattendues. Fortes. Mon désir de remonter sur scène et de jouer devant les Français du crû, m'était supplice, source de stress. Ma chère Gabriela Zapolska, je ne l'ai rencontrée que plus tard - j'étais devenue mûre pour. Un siècle plus tôt, elle avait passé six ans à Paris, elle en savait beaucoup à ce sujet. Son but avait été de monter sur scène et de si bien jouer que le public français en aurait été conquis. Ces mots ont alors été déformés par ses compatriotes et lui ont valu l'opinion d'une mégalomane orgueilleuse. Elle y a pourtant réussi dans une pièce dramatique, Simone de Louis de Gramont : acclamée par le public parisien, ne serait ce que dans un rôle secondaire - un succès à ses yeux.

Chez elle, théâtre alternait avec écriture - elle envoyait notamment des chroniques à Varsovie. Elle a ainsi rencontré des gens connus. Articles et lettres reflètent sa sensibilité d'étrangère. Son regard dévoile une vie à Paris, telle qu'elle la voyait et la ressentait. Paris ? Elle le voyait petit à ses débuts, peuplé de gens hostiles. Elle ne vivait alors surtout que parmi ses compatriotes.

Sa curiosité naturelle lui a fait découvrir d'autres horizons. Un jour, Hector Pessard, journaliste et critique de théâtre, lui a dit : "J'ai toujours peur quand je rencontre un Slave. Son esprit compliqué, rêveur, morose m'exaspère. Je me sens à côté de lui bête et naïvement grossier !". Rencontre de deux mondes : celui dans lequel les étrangers s'enferment, par manque d'ouverture, limite leur compréhension de celui où ils vivent désormais quotidiennement. La promiscuité au sein de groupes fermés déforme la réalité et la teint d'une couleur parfois sombre.

Zapolska écrira plus tard : "A Paris on peut trouver des gens de cœur - seulement, nous ne vivions pas avec les Français." [...] "Pendant ces années ici, j'ai appris à sentir, à penser, à regarder le monde, l'art, l'évolution sociale, les aspirations et avoir un but à mon existence. En un mot - je suis devenue un être humain ! Qui étais-je avant ? Une machine sans intelligence, poussée au gré des vents et par la volonté de mes éditeurs".

Ce double regard d'une étrangère ayant eu à s'adapter à une nouvelle vie, dans un nouveau pays, je crois que nous le gardons toujours. Ces ajustements permanents, ces comparaisons avec nos souvenirs du pays natal, restent au fond de notre cœur. C'est notre richesse et notre peine. Cette nostalgie permanente des lieux, de la nature et des gens, ne nous empêche pas de découvrir d'autres beautés et de nous surprendre encore et encore. Mais ce double regard : intérieur par ce que nous connaissons d'avant et réel de ce que nous vivons en permanence - s'entremêlent si bien que nous passons toujours peut-être pour des êtres "étranges, moroses et rêveurs" ?

mardi 17 février 2009

Dorine en Pologne

Pour l'anniversaire de la mort de Molière, une messe est célébrée à l'église Saint Roch. Cela m'a fait remémorer les difficultés que les artistes polonais éprouvent pour rendre crédibles les personnages de Molière. Dans notre imagination, jouer à la française, nécessitait des efforts énormes.

Au Conservatoire, on nous avait donné à travailler le rôle de la soubrette Dorine dans Tartuffe. Comment devenir française en chair et en os ? Cela nous paraissait insurmontable. Nous imaginions Dorine plus mobile sur scène, plus rusée, plus enjouée - à cause du climat chaud. Nous nous contorsionnions, notre débit devenait rapide. Il aurait pourtant suffi d'être soi-même - il nous semblait que non. Nous n'avions aucun modèle à copier. Dans notre interprétation, Dorine était une servante fluette, très coquette - loin de ce que j'ai vu, plus tard en France, incarnée par Françoise Seigner.

A l'époque, nous ne connaissions rien des rapports entre la servante Dorine et Orgon, le père de famille ; ni de celui-ci envers sa fille ; ni celui de sa fille, Marianne, par rapport à son père. Notre imagination ne nous était d'aucun secours. Nous jouions le texte sensuellement. Mais quel texte ? A cette époque, la connaissance des pièces de Molière n'était pas très grande en Pologne. Les adaptations dont nous disposions étaient imparfaites. Le seul qui connaissait bien la culture française et qui rendait merveilleusement le texte de Molière était Boy Żeleński. Il a été fusillé par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. Tout récemment, grâce au travail de mise en scène de Jacques Lassalle, ce répertoire est devenu plus abordable pour la scène polonaise.

A l'inverse, Andrzej Seweryn, a montré - dans Dom Juan - que de jouer Molière en français sur la scène de la Comédie Française est possible pour un Polonais, et même très intéressant...

Chacun ne peut-il pas se reconnaître dans les personnages de Molière ? C'est l'expérience que j'ai eue dans une école primaire à Ménilmontant. J'avais confié le rôle de Dorine dans la scène avec Marianne à une jeune élève venant du Maghreb. Arrive le jour de la fête de fin d'année. Je la vois habillée en costume de son pays, une coiffe avec des paillettes sur la tête. Dans sa bouche, la réplique : "Mon père a sur moi tant d'empire..." sonnait si vrai. Elle avait les larmes aux yeux. Pour elle, le texte de Molière révélait, toujours aujourd'hui, sa propre condition.

Illustration : Françoise Seigner - Molière
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